«Cette agression vise à empêcher la chute de Netanyahu»

Hasni Abidi est directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen à Genève. Cet expert en géopolitique du Moyen-Orient décrypte les enjeux invisibles derrière cette terrible agression sioniste contre l’Iran, tuant plusieurs hauts gradés. Il nous parle de cette «guerre des signaux» et les risques pour la région.
L’Expression : L’entité sioniste vient de mener sa plus grande agression de l’histoire sur l’Iran. Que peut-on dire de cette attaque ?
Hasni Abidi : C’est une agression d’une rare intensité, qui ne peut être qualifiée de simplement préventive, comme l’ont présentée les officiels israéliens. L’attaque visait non seulement des infrastructures civiles, mais aussi des cibles militaires de très haut niveau : le général Hossein Salami, chef du corps des Gardiens de la Révolution islamique ; le général Mohammed Bagheri, chef d’état-major des forces armées ; le général Gholam Ali Rachid, commandant en chef adjoint des forces armées iraniennes et Ali Shamkhani, conseiller du Guide suprême iranien, Ali Khamenei, et ancien secrétaire du Conseil national de sécurité. C’est donc un coup d’une grande violence porté au cœur de l’appareil sécuritaire iranien. L’opération a été rendue possible grâce au soutien logistique et stratégique des États-Unis. Washington sécurise le corridor aérien emprunté par les appareils israéliens et a fourni, comme souvent, les renseignements nécessaires. Cette coordination n’est pas nouvelle, mais elle prend ici une dimension particulièrement lourde, compte tenu du contexte régional.
Justement, pourquoi cette frappe intervient-elle à ce moment précis ?
Parce que l’Iran traverse une phase de vulnérabilité stratégique. Il faut comprendre que la force de l’Iran ces dernières années reposait en grande partie sur une ceinture de sécurité régionale : la Syrie, le Hezbollah, les milices chiites en Irak et les Houthis au Yémen. Or, aujourd’hui, tous ces relais sont affaiblis ou empêtrés dans des crises internes. Cette ceinture s’effiloche. C’est aussi un moment critique sur le plan diplomatique. Sous l’ère Trump, un canal de négociation avait été ouvert entre Téhéran et Washington. Benjamin Netanyahu n’a jamais vu d’un bon œil ce dialogue. Il est convaincu que les Iraniens sont à deux doigts d’obtenir la bombe nucléaire, et que tout processus de négociation ne ferait que leur faire gagner du temps. Pour lui, l’option militaire est la seule crédible.
Cette frappe peut-elle aussi s’expliquer par des considérations de politique intérieure en Israël ?
Bien sûr. C’est même un facteur central. Netanyahu est acculé politiquement. Depuis le 7 octobre, il est confronté à une contestation croissante, tant sur le plan intérieur qu’international. L’opinion publique mondiale est en train de basculer, y compris dans des pays traditionnellement alliés d’Israël. Certains gouvernements, y compris européens, évoquent désormais ouvertement des sanctions. À cela s’ajoute l’initiative diplomatique lancée par le prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salmane, avec le soutien du président français, Emmanuel Macron. Une conférence internationale est en préparation avec l’objectif d’apaiser les tensions dans la région. Netanyahu, en bombardant l’Iran, cherche à saboter ces deux dynamiques : les négociations nucléaires et le processus diplomatique naissant contre la politique de Netanyahu. Pourquoi ? Parce qu’une désescalade serait peut-être la fin de son pouvoir. Une accalmie pourrait entraîner la chute de son gouvernement, voire son renvoi devant la justice israélienne dans des affaires de corruption. Il joue sa survie politique.
Quelles conséquences cette escalade pourrait-elle avoir dans la région ?
Elles pourraient être dramatiques. Il faut bien voir que les monarchies du Golfe, à commencer par l’Arabie saoudite, redoutent un embrasement. Leurs infrastructures, leurs bases militaires accueillent des forces américaines et pourraient devenir des cibles pour Téhéran. Mohammed Ben Salmane veut à tout prix préserver la stabilité pour mener à bien ses projets phares : dans le cadre du plan Vision 2030, à l’instar de l’organisation de la Coupe du monde de football pour 2030 et l’Exposition universelle, etc. Les Saoudiens ont récemment conclu un accord de réconciliation avec l’Iran, avec la médiation de la Chine. Un conflit majeur viendrait tout remettre en cause. L’ensemble des pays du Golfe cherchent aujourd’hui à sortir de la logique des blocs. Ils ne veulent plus être pris dans des guerres par procuration. Et ils ne veulent surtout pas voir leur territoire transformé en champ de bataille.
Quel pourrait être le niveau de réponse de l’Iran ?
Les Iraniens n’ont pas encore répondu, ce qui montre qu’ils sont dans une phase de réflexion. Leur objectif prioritaire reste la sécurisation de leur programme nucléaire. L’idée, pour Téhéran, est d’atteindre ce qu’on appelle le «seuil nucléaire » : un niveau d’enrichissement de l’uranium suffisant pour fabriquer rapidement une bombe atomique. Ce sera véritablement une police d’assurance pour le pouvoir iranien et pour l’Iran. Si l’Iran avait la bombe nucléaire déjà aujourd’hui, il ne serait pas inquiété, ni par les Israéliens ni par les Américains. C’est une forme de dissuasion latente. La frappe israélienne pourrait donc avoir l’effet inverse de celui escompté : elle pourrait convaincre Téhéran d’accélérer encore davantage son programme. C’est pourquoi cette sécurisation passe par un choix de cible et une politique mesurée de riposte pour ne pas provoquer à la fois une deuxième riposte massive des Israéliens, mais surtout l’entrée en jeu des États-Unis et probablement d’autres pays européens. On sait que tous les pays occidentaux ont affirmé leur volonté de soutenir l’entité sioniste en cas d’attaque, considérant qu’elle avait le droit de se protéger.
Les alliés de l’Iran, comme le Hezbollah, pourraient-ils réagir ?
C’est peu probable à court terme. Le Hezbollah est actuellement contraint par des équilibres politiques internes au Liban. Il ne peut engager une confrontation frontale sans risquer de plonger le pays dans le chaos. Et plus largement, on observe une forme de retenue chez tous les alliés traditionnels de l’Iran. Chacun mesure les conséquences d’une escalade généralisée. Téhéran pourrait donc opter pour une riposte ciblée, symbolique, afin de sauver la face, tout en évitant une réaction massive d’Israël ou l’entrée en jeu directe des États-Unis. C’est un exercice d’équilibriste…