Du corridor de Zangezur à la route de la prospérité Trump : une perspective iranienne sur le danger de reconfiguration de la géopolitique du Sud-Caucase

Quasiment deux mois après la guerre des douze jours de juin 2025 entre Israël et l’Iran, l’annonce de la création d’un axe commercial destiné à relier l’enclave azerbaïdjanaise du Nakhitchevan via l’Arménie, et servant de corridor stratégique entre la Turquie et l’Azerbaïdjan, constitue un affront sans précédent pour la Russie et l’Iran, qui y voient une implantation directe des États-Unis dans une région historiquement sous leur influence. À la confluence des mondes slave, turcique et iranien, le projet régional de connectivité, initialement connu sous le nom de « corridor de Zangezur », est désormais rebaptisé « Trump Route for International Peace and Prosperity » (TRIPP), symbole de son instrumentalisation par les États-Unis dans une stratégie plus large de reconfiguration des équilibres caucasiens. Analysée ici depuis la perspective iranienne, cette transformation représente une menace majeure pour Téhéran qui perçoit cette route comme un « Zangezur bis ».
Le Sud-Caucase — dont la position géographique constitue le chemin le plus court pour le commerce eurasiatique — devient un levier idéal pour contourner ces deux puissances et, surtout, affaiblir encore davantage la vulnérable de l’Iran.
Le calendrier de cette annonce, loin d’être anodin, reflète une planification géostratégique mûrement réfléchie, en coordination entre Washington et Tel Aviv, pour affaiblir encore davantage Téhéran. Alors même que Vladimir Poutine contrevient aux objectifs de Donald Trump concernant la guerre en Ukraine et que l’Iran traverse une situation interne et externe vacillante, ce corridor est présenté comme devant exercer une pression accrue sur les deux États. En effet, s’inscrivant dans une logique de remise en cause des influences russe et iranienne, le Sud-Caucase — dont la position géographique constitue le chemin le plus court pour le commerce eurasiatique — devient un levier idéal pour contourner ces deux puissances et, surtout, affaiblir encore davantage la vulnérable République islamique d’Iran.
Si l’affaiblissement de la position russe de parrain dans le Caucase, consécutif à son engagement militaire prioritaire en Ukraine, explique la retenue de Moscou durant le conflit du Haut-Karabakh en 2023, alors la Turquie et l’Azerbaïdjan se sont imposés comme les principaux bénéficiaires de la phase post-2022, marginalisant ainsi les intérêts iraniens dans la région.[1] Ce faisant, après plus de trois années de guerre en Ukraine, l’importance diplomatique de la Turquie s’est élevée, faisant de Recep Tayyip Erdoğan un acteur incontournable de la scène eurasiatique. À l’inverse, la posture internationale de l’Iran est entrée dans une phase de déliquescence depuis l’effritement de sa dissuasion militaire, illustrée par l’affaiblissement de l’axe de la résistance, ce qui a créé une fenêtre d’opportunité pour les frappes israéliennes sur son territoire. Faisant face à une pression multiforme, tant en externe qu’en interne, la République Islamique d’Iran voit renforcer son rival turc dans une région primo-stratégique qui servait de relais économique face aux sanctions internationales. Face à des efforts colossaux concentrés davantage autour du Moyen-Orient depuis la remise en cause de son modèle de la résistance à Israël, que sur des espaces frontaliers stratégiques, les influences turques et azerbaïdjanaises ont pu s’imposer durablement.
L’Iran face à l’encerclement : craintes sécuritaires et économiques
Bien que l’Iran ait déployé une stratégie géoéconomique pour arrimer le Golfe persique à la mer Noire en incluant les pays du Sud-Caucase depuis 2016[2], ce nouvel axe déployé sous l’égide des États-Unis sape les tentatives iraniennes de raccordement de la Transcaucasie à son projet économique dans la mesure où l’International North-South Transport Corridor (INSTC), utilisé par l’Iran, était déployé à la fois vers l’Azerbaïdjan et l’Arménie simultanément, pour ne pas dépendre d’un seul acteur dans la région.[3]
Le regain de présence américaine aux frontières de l’Iran, réinstaure une configuration de pression maximale pour saper les tentatives iraniennes de contournement des sanctions internationales par la Transcaucasie.
Dans le contexte de la mise en place du futur corridor Trump, la frontière entre l’Iran et l’Arménie pourrait devenir un véritable point de tension stratégique ; l’Iran considère tout changement de cette frontière comme une ligne rouge. Sous contrôle américain, cette route risque de renforcer la surveillance des flux de marchandises en provenance et à destination de l’Iran, qui transitaient auparavant par l’Arménie. Bien que l’Iran partage avec l’Arménie sa plus courte frontière parmi ses voisins, les quarante kilomètres qu’elle représente constituent l’un des segments routiers les plus stratégiques pour le transport de marchandises. Si l’Arménie ne constitue pas un partenaire économique de premier ordre pour l’Iran au vu des échanges limités entre les deux pays, il apparaît néanmoins que sa position d’ouverture vers la Géorgie puis vers la Russie, et l’Europe par la mer Noire fait de lui un axe central pour le passage de marchandises iraniennes, dans le cadre notamment du corridor INSTC.[4] Dès lors, le regain de présence américaine aux frontières de l’Iran, réinstaure une configuration de pression maximale pour saper les tentatives iraniennes de contournement des sanctions internationales par la Transcaucasie.
Malgré le fait que l’Iran ait déployé une politique étrangère réaliste et équilibrée avec les pays du Sud-Caucase (Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie) depuis l’effondrement du bloc soviétique dans la perspective de conserver son influence traditionnelle dans son pré-carré et réduire l’isolement international[5], les guerres ayant opposé l’Azerbaïdjan à l’Arménie depuis 2020 avaient déjà mis en péril le transport commercial entre l’Iran et la zone arménienne attaquée ; la TRIPP est désormais en passe d’isoler davantage Téhéran du marché eurasiatique.
La victoire militaire de l’Azerbaïdjan a confirmé ses ambitions de redéfinition régionale pour les années à venir.
Dans la configuration où le corridor ferroviaire iranien principal, l’INSTC, pourrait voir son importance reconfigurée, il en advient que le projet de corridor de Zangezur, pouvant rompre la matérialité des frontières avec l’Arménie, avait déjà suscité, dès 2022, l’appréhension des autorités iraniennes face à un possible échange territorial entre Erevan et Bakou. Ce faisant, l’armée iranienne avait alors mené des exercices militaires à la frontière de l’Azerbaïdjan, pour réimposer la dissuasion militaire sur toute action outrepassant la politique sud-caucasienne de Téhéran.[6]
Bien que le conflit arméno-azerbaïdjanais de 2020 ait été marqué par quelques réussites stratégiques pour l’Iran — limitation des risques de spillover sur son territoire, évitement d’une guerre régionale —, la victoire militaire de l’Azerbaïdjan a confirmé ses ambitions de redéfinition régionale pour les années à venir.[7] Ainsi, la mise en place de la TRIPP au travers du Sud-Caucase risque de dilapider les initiatives géoéconomiques de l’Iran à travers ses différents projets de corridors.
Les enjeux économiques de cette restructuration des voies commerciales seraient extrêmement coûteux pour l’Iran à long terme, alors même que le pays doit déjà affronter les sanctions économiques internationales
S’il peut être perçu que l’ambition iranienne de porter atteinte au projet de raccordement entre la Turquie et l’Azerbaïdjan revêt une volonté de saper les velléités d’hégémonie régionale d’Ankara et de Bakou, ce projet concurrentiel ravive en effet les craintes de voir la compétitivité iranienne en matière de transport décliner, dans la mesure où le Corridor Transcaspien (Middle Corridor) et le futur corridor de Zangezur se retrouvent tous deux plus attractifs par rapport à l’Iran.[8] En effet, les droits de transit associés à la circulation par les axes de transport iraniens sont estimés à 100 dollars par tonne, soit environ 1 milliard de dollars par an, ce qui constitue une manne financière non négligeable pour l’Iran. Par conséquent, les enjeux économiques de cette restructuration des voies commerciales seraient extrêmement coûteux pour l’Iran à long terme, alors même que le pays doit déjà affronter les sanctions économiques internationales qui pèsent lourdement sur son économie nationale, et que l’armée israélienne a intentionnellement visé des sites de transport stratégiques, dont certains terminaux logistiques, durant la guerre des douze jours. À l’inverse, ce corridor TRIPP pourrait renforcer la connectivité économique régionale entre la Turquie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan, tout en stimulant l’économie de chaque État à des degrés différents ; les zones de l’Est de la Turquie pourraient ainsi en être parmi les principales bénéficiaires.[9]
L’évolution des dynamiques régionales favorisant la coopération israélo-azerbaïdjanaise
Dans le cadre de la stratégie iranienne de « l’orientation vers l’Est » (Look East Policy), l’ancien président Ebrahim Raisi déclarait en 2021 que la politique de bon voisinage et la diplomatie économique en constituaient les points cardinaux.[10] Bien que cette dynamique ait alors impliqué de mettre l’accent sur les corridors commerciaux stratégiques, ses efforts de politique étrangère ont été profondément remis en cause depuis la guerre en Ukraine[11], en raison de l’évolution des dynamiques régionales favorisant la coopération israélo-azerbaïdjanaise.[12]
Malgré les efforts de l’Iran de promouvoir sa connectivité entre l’Asie et l’Europe grâce à sa position géostratégique exceptionnelle, son exclusion de la plupart des projets de corridors économiques en cours (notamment la BRI et le Middle Corridor) montre que la TRIPP pourrait constituer une nouvelle tentative d’écarter l’Iran de l’intégration régionale, en lui coupant un axe majeur à travers la Transcaucasie. Par conséquent, face aux nombreuses querelles entourant la question des corridors au Moyen-Orient, cela met en lumière la vulnérabilité sécuritaire de ces projets, la province arménienne de Syunik étant au centre de toutes les attentions en raison des bouleversements géostratégiques qu’elle pourrait provoquer dans le Sud-Caucase à l’avenir pour l’Iran.[13] En l’état où le manque d’intégration régionale favorise la déviance normative dans le système international, le cas de l’Iran est symptomatique puisque si le projet de corridor de Zangezur, initié par l’Azerbaïdjan, est présenté par Bakou comme un facteur de coopération économique régionale[14], l’exclusion de l’Iran participe à la redéfinition des équilibres géopolitiques dans une région stratégique, historiquement influencée par l’Iran.
L’influence iranienne au Sud-Caucase aux défis du repositionnement stratégique entre Israël, l’Arménie, la Turquie et l’Azerbaïdjan
Israël à l’heure de la nouvelle périphérie sud-caucasienne : l’Azerbaïdjan, un Liban à l’échelle du Caucase pour l’Iran
Face aux difficultés rencontrées par la stratégie d’influence iranienne au Moyen-Orient avec l’axe de la résistance, Téhéran semble avoir délaissé l’espace sud-caucasien au profit d’une Turquie et d’un Azerbaïdjan plus entreprenants dans leur quête d’influence régionale. Les rapports de force ayant évolué au gré de la guerre russo-ukrainienne, l’Azerbaïdjan, en plus d’être un partenaire stratégique de la Turquie, s’est rapproché d’Israël, accentuant ainsi le risque de perméabilité de la frontière nord de l’Iran avec la Transcaucasie au profit d’Israël, et désormais des États-Unis, avec l’annonce de la route Trump.[15]
Si l’intérêt d’Israël pour l’Azerbaïdjan remonte à l’ère de la désintégration de l’Union soviétique, son objectif sécuritaire visait à contenir l’influence iranienne sur un pays culturellement proche de Téhéran — s’inscrivant ainsi pleinement dans un renouvellement de la stratégie israélienne de la périphérie autour des puissances moyennes[16] — tandis que, du point de vue de Bakou, le rapprochement avec Tel-Aviv était perçu comme une garantie sécuritaire face à l’influence iranienne, laquelle exaltait le sentiment chiite et mettait en question la légitimité de la République d’Azerbaïdjan, en raison de la présence en Iran d’une importante minorité azérie.[17] Cela étant, si Israël ne dispose pas en Azerbaïdjan d’un relais aussi structuré que le Hezbollah pour l’Iran au Liban, Bakou n’en reste pas moins un partenaire majeur, souvent perçu par Téhéran comme une base arrière israélienne à ses frontières. Face aux inquiétudes iraniennes, et malgré les mesures concrètes mises en place pour les apaiser, Bakou a progressivement renforcé sa coopération sécuritaire avec Israël au fil des années. À ce titre, les officiels iraniens ont vigoureusement soupçonné qu’en juin dernier, l’Azerbaïdjan ait ouvert son espace aérien au bénéfice d’Israël, permettant à ce dernier de mener des opérations de renseignement, voire des frappes ciblées sur le territoire iranien, des accusations que Bakou a fermement rejetées.[18]
Netanyahu continue à espérer que la crise hydrique en Iran conduise à son effondrement
Intervenant régulièrement pour souligner la vulnérabilité stratégique du régime iranien, Benyamin Netanyahu continue à espérer que la crise hydrique en Iran conduise à son effondrement.[19] En dépit des moyens alloués pour conduire à l’effondrement du régime, l’ouverture d’une zone de transit à la frontière avec l’Iran constituera un moyen redoutable pour accroître les percées clandestines en Iran, tant d’un point de vue humain que matériel. Par conséquent, ce nouveau corridor de Zangezur – ancré pleinement dans la politique des corridors économiques, grandement encouragé par Benyamin Netanyahu depuis des années[20] – suscite ainsi un optimisme croissant pour Tel Aviv, sur les bouleversements qu’ils pourraient engendrer pour l’Iran, et les gains économiques et énergétiques à en tirer pour Israël.
L’Arménie entre Téhéran et Washington : une réorientation stratégique au cœur du Caucase
En raison des relations historiquement conflictuelles avec la Turquie et l’Azerbaïdjan, l’Arménie a dû sécuritiser ses alliances avec la Géorgie et surtout l’Iran pour réduire son isolement régional, s’inscrivant ainsi dans un complexe de sécurité régionale où la survie de chaque acteur dépend de sa capacité à contrer les menaces perçues — ici, l’axe Ankara-Bakou et les projets géoéconomiques qui marginalisent Erevan.[21] Dès lors, si la relation entretenue avec l’Iran avait été historiquement stratégique pour contrebalancer le manque de débouchés économiques avec Ankara et Bakou, l’accord de paix conclu entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie le 8 août 2025, laisse entrevoir une diminution de la dépendance de Erevan à l’égard de l’Iran, avec à la clé un rapprochement vers l’Ouest. Sous le gouvernement de Nikol Pachinyan, l’Arménie se rapproche de l’Occident, au détriment de l’Iran et de la Russie. Ce réalignement permet aux acteurs régionaux de retrouver progressivement de l’influence dans leurs zones d’origine. Bien que cette reconfiguration géostratégique puisse apporter des gains économiques à l’Arménie, il convient de mesurer le risque de perdre certains alliés traditionnels, au premier rang desquels figure l’Iran.
En octroyant le développement exclusif de la route à un État étranger, l’Arménie confère une légitimité à l’installation américaine de manière pérenne dans cette région stratégique et riche en hydrocarbures. Ce faisant, aux yeux des officiels du régime iranien, le « Grand Satan » américain est en passe de posséder une frontière directe avec eux, au Nord du pays. Cette présence, en plus de représenter un risque sécuritaire direct, constituera un défi important pour la rhétorique du régime iranien qui désigne les États-Unis comme la plus grande menace existentielle.[22] Après des années de conflits indirects puis directs, la matérialisation d’une frontière de facto irano-américaine suscitera un enjeu fondamental au sein des stratèges iraniens sur la viabilité du régime théocratico-militaire. Après deux années de tourments, l’axe caucasien qui avait été délaissé pourrait faire l’objet d’un regard omniprésent pour affronter ces menaces durables. Certains chercheurs iraniens estiment que l’Iran fait face à une défaite géopolitique comparable à la guerre russo-persane de 1826-1828, au terme de laquelle le traité de Turkmantchaï entraîna le déclin de l’Empire perse dans le Caucase au profit de l’Empire russe. En considérant que l’Iran a perdu son influence historique dans cette région au cours des deux dernières décennies par négligence de son soft et hard power, le réajustement tactique du régime iranien dans sa zone frontalière est une nécessité pour envisager la survie du régime.
Téhéran n’a pas exclu une opération militaire sans l’intervention de la Russie dans le cas d’une présence militaire américaine à ses frontières
Dès lors, l’annonce de ce corridor a été largement dénoncée en Iran. Les autorités iraniennes ont pris pour cible l’Arménie, qui pourrait subir les conséquences de la gestion d’une partie de sa souveraineté au profit des États-Unis. Téhéran n’a pas exclu une opération militaire sans l’intervention de la Russie dans le cas d’une présence militaire américaine à ses frontières.[23] Si cet affront géopolitique à l’égard de l’Iran pourrait rompre les relations entre Téhéran et Erevan, le régime iranien est confronté à un dilemme, puisque face à la montée en puissance de l’hégémonie panturquiste dans le Sud-Caucase, l’Arménie constitue un des rares partenaires pour rééquilibrer cette influence. Si ce réalignement géopolitique est prometteur pour Erevan sur le plan économique, il risque également d’isoler l’Arménie face à l’axe Ankara-Bakou, d’où son besoin de maintenir des liens, même tendus, avec Téhéran, ne serait-ce que pour contrebalancer la montée du panturquisme. Limiter la présence américaine en dehors du domaine militaire constituerait un moyen de ne pas rompre entièrement les relations avec Téhéran.
Face à cette configuration défavorable pour l’Iran, un moyen de coopération serait de contrebalancer ces nouvelles influences avec la Russie, qui a beaucoup à perdre de l’ouverture énergétique et commerciale d’un axe concurrentiel autour de la mer Caspienne. Alors que Moscou reste aujourd’hui accaparée par la guerre en Ukraine, une recomposition de son engagement dans le Caucase — notamment via un rapprochement avec l’Iran pour contrer le corridor TRIPP — ne peut être exclue à moyen terme, surtout si la pression américaine sur la Russie aboutit à un cessez-le-feu, voire à une issue négociée du conflit ukrainien. De son côté, la Chine, dont l’initiative des Nouvelles routes de la soie (BRI) pourrait être compromise par une instabilité régionale, pourrait également chercher à jouer un rôle modérateur, consciente que ses investissements dans l’espace transcaucasien sont importants[24] et que la tentation panturquiste de la Turquie en Asie centrale pourrait remettre en cause son influence dans les steppes centrasiatiques.[25] Puisque l’Iran partage l’objectif de protéger ses intérêts en Asie centrale[26], une médiation sino-russe visant à équilibrer les influences turco-azerbaïdjanaises et à préserver les axes transcaspien et eurasiatique servirait leurs intérêts économiques communs, tout en se heurtant aux objectifs américains et israéliens, pour qui l’isolement de l’Iran reste une priorité. Cependant, leur capacité à contrer l’axe Washington-Tel Aviv-Ankara reste incertaine, d’autant que le TRIPP s’inscrit dans une stratégie occidentale plus large de containment de Téhéran.
Du projet économique à la tentation nationaliste : l’Iran à l’épreuve du panturquisme tous azimuts de la Turquie et de l’Azerbaïdjan
À l’heure de la volonté de mise en place d’une route internationale stratégique reliant la Turquie au bassin de la mer Caspienne, il ne va pas sans rappeler un projet d’ordre nationaliste. En effet, s’il apparaît manifeste que, du côté d’Ankara, cet axe stratégique vise à dépasser ses querelles historiques avec l’Arménie, il s’inscrit surtout dans le projet panturquiste de la Turquie, dont l’objectif est de rapprocher les peuples turciques jusqu’en Asie centrale.[27] Ce corridor direct entre la Turquie et l’Asie centrale par la mer Caspienne pourrait ainsi permettre le raccordement du monde turc.
Cette menace pour l’intégrité territoriale iranienne n’est pas des moindres, puisque les présidents turc et azerbaïdjanais ont, ces dernières années, tenu des discours appelant au regroupement des locuteurs azéris, aujourd’hui séparés entre l’Iran et l’Azerbaïdjan, l’Iran comprenant dans son découpage administratif deux provinces nommées Azerbaïdjan oriental et Azerbaïdjan occidental.[28] Dans la mesure où l’irrédentisme pan-azéri n’est pas sans rappeler le projet azerbaidjanais de réunification des deux Azerbaïdjan en vertu de la vision mystifiée d’un « Grand Azerbaïdjan »[29], le regain d’influence des deux pays turciques dans l’espace transcaucasien suscite une appréhension des autorités iraniennes face à la promotion de l’ethno-nationalisme parmi les Azéris de nationalité iranienne, suscitant des craintes de séparatisme et rappelant les efforts irrédentistes menés par l’Azerbaïdjan après l’effondrement de l’URSS.[30] À défaut d’avoir réussi à soulever la minorité azérie en Iran, qui fait partie des plus ardentes partisanes du nationalisme iranien [31], en raison du vecteur unificateur de la religion chiite entre les azéris iraniens et des autres peuples de la nation iranienne[32], il en advient que la tendance de l’Iran a consisté d’une part à cultiver l’identité azérie au sein d’une contre-stratégie autour du nationalisme chiite et iranien, et à soutenir l’islamisation de l’Azerbaïdjan – deux leviers de pression non-négligeable de remise en cause de la légitimité politique de Bakou autour de son projet panturquiste.[33]
Le corridor de Zangezur-bis vise à redéfinir les équilibres géopolitiques, économiques et ethniques
S’inscrivant pleinement dans cette dynamique, le corridor de Zangezur-bis vise à redéfinir les équilibres géopolitiques, économiques et ethniques. Porté par un projet de développement autour de la route de la prospérité (TRIPP), l’Azerbaïdjan pourrait raviver l’ethno-nationalisme grâce à l’attraction générée par les perspectives de développement et les gains attendus dans les régions frontalières de l’Iran — entre l’enclave azerbaïdjanaise du Nakhitchevan, la province arménienne du Syunik et leur prolongement vers le territoire azerbaïdjanais. Compte tenu des difficultés socio-économiques et des fortes tensions hydriques en Iran, la crise généralisée de la République Islamique d’Iran est perçue comme une opportunité stratégique pour Bakou pour reprendre l’ascendant sur l’Iran et sur sa minorité azérie. Ce faisant, Téhéran se retrouve dans une posture délicate expliquant la méfiance croissante de cette initiative aux ambitions multiples.
Conclusion
Après deux années de tumultes durables pour la stratégie d’influence iranienne dans l’espace moyen-oriental – entre la perte de la Syrie baathiste, les attaques continues d’Israël contre le Hezbollah au Liban, et les attaques frontales contre le territoire iranien par Israël puis les États-Unis – l’Iran demeure dans une ère de déstabilisation multiforme, durable et régulière. Ce faisant, afin de contrer ces scénarios géopolitiques défavorables à la République islamique d’Iran, les autorités iraniennes montent au créneau pour dénoncer l’annonce de la mise en place future de la « route Trump» (TRIPP)[34], et désirent réinstaurer par tous les moyens leur capacité de dissuasion militaire auprès de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan pour éviter à tout prix l’aboutissement de ce projet aux conséquences retentissantes pour le régime iranien, tant sur ses effets extérieurs que intérieurs.
Alors même que la confrontation militaire entre l’Iran et Israël a mis à rude épreuve les capacités de défense de l’Iran, une réussite de la dissuasion iranienne en Transcaucasie permettrait de redorer le blason d’un régime confronté à des désillusions croissantes à l’international. Somme toute, si certaines analyses iraniennes tendent à mettre en lumière la reprise prochaine des hostilités directes entre Israël et l’Iran[35], la réponse iranienne dans la crise au Sud-Caucase risque d’être suivi avec vives attentions du côté de Tel Aviv pour analyser les failles politico-militaro-stratégiques laissées par la guerre des douze-jours. À l’aube d’un éventuel engagement militaire de l’Iran sur le front caucasien, l’enjeu principal consiste à réaffirmer les capacités de dissuasion qui se sont amoindries au fil des tourments internationaux. En l’absence d’un réancrage de l’influence iranienne en Transcaucasie, Israël pourrait tenter de porter un coup décisif à la République Islamique d’Iran. En tout état de cause, pour Téhéran, le Sud-Caucase n’est donc plus une périphérie négligeable, mais un front décisif. Sa capacité à contrer l’axe Washington-Tel Aviv-Ankara déterminera sa survie en tant que puissance régionale, et peut-être celle du régime lui-même.
Maxime Fritsch, assistant de recherche au CERMAM
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Oxford, Oxford University Press, 2016, pp. 105-140 [34] Tasmin News Agency. « Iran Opposes Foreign Interference in Region after Armenia- Azerbaijan Deal », 11 août 2025 (https://www.tasnimnews.com/en/news/2025/08/11/3373830/iran-opposes-foreign-interference-in-region-after-armenia-azerbaijan-deal) [35] PARSI Trita. « The Next Israel-Iran War Is Coming ». Foreign Policy, 11 août 2025 (https://foreignpolicy.com/2025/08/11/israel-iran-war-trump-nuclear-august-december/)