Crise ouverte entre Alger et Paris : l’imbroglio de l’affaire « Doualemn » : un problème de réadmission sur fond de crise diplomatique
Abdelkrim Boukachabia / Doctorant à l’Université de Genève et chercheur associé au CERMAM.
Les autorités françaises reprochent aux autorités algériennes de ne pas avoir accepté le rapatriement d’un ressortissant algérien sanctionné par une mesure d’expulsion. Il est permis de déduire de ce reproche que si les autorités algériennes avaient donné leur consentement au rapatriement de ce ressortissant, l’affaire aurait pu être traitée dans le sens d’une bonne coopération entre les deux pays. Ainsi, il aurait suffi, aux yeux du gouvernement français, de l’aval des autorités algériennes pour que cette expulsion soit traitée d’une manière normale par rapport à une réalité qui est jugée par le ministre Bruno Retailleau comme étant une « offense[1] ». Ce discours sensationnel occulte des enjeux juridiques et politiques qui sous-tendent cette affaire et qui renseignent sur la manière dont sont traitées les expulsions entre les deux pays.
Le refoulement de « Doualemn » à l’aéroport d’Alger le 9 janvier 2025 repose à la fois sur un désaccord de forme et de fond. D’abord un désaccord de forme qui réside dans la manière avec laquelle le ressortissant a été expulsé sans coopération préalable avec les autorités consulaires algériennes[2]. Ensuite un désaccord de fond car l’acceptation par l’Algérie de réadmettre ce ressortissant signifie de facto un cautionnement tacite du mode opératoire que le ministre de l’Intérieur français a privilégié pour exécuter l’expulsion. Or cette caution ne pouvait avoir lieu dans les circonstances mêmes de cette expulsion étant donné que le ressortissant avait au moment de l’opération d’éloignement un procès programmé pour le 24 février 2025 devant le tribunal correctionnel[3]. Quand-bien même l’expulsion est consacrée en droit français à travers l’article L631-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, les articles L631-2 et L631-3 du même code évoquent les considérations personnelles et familiales du justiciable à prendre en compte en cas d’expulsion. L’article L632-1 évoque quant à lui la procédure administrative à engager pour mettre en œuvre les expulsions ; qu’elles soient ordinaires ou en urgence absolue.
Expulsion et réadmission : analyse d’une divergence essentielle
Les mécanismes qui encadrent l’éloignement du ressortissant algérien ne sont pas les mêmes pour les deux parties concernées. Tandis que pour les autorités françaises la question se pose en termes d’expulsion qui serait justifiée par un discours attentatoire à l’ordre public, du point de vue de l’Algérie le problème se pose dans les modalités mêmes de réadmission. Dans le droit international coutumier, la réadmission repose sur le principe de nationalité[1]. Ce dernier implique le devoir du pays d’origine de réadmettre son ressortissant indésirable auprès du pays d’accueil mais aussi le devoir de lui assurer une protection consulaire en cas d’atteinte à un droit fondamental. Dans le droit public algérien, c’est l’article 29 de la Constitution en vigueur qui dispose que « L’Etat œuvre à la protection des droits et des intérêts des citoyens à l’étranger, dans le respect du droit international et des conventions conclues avec les pays d’accueil ou de résidence.[2] » En d’autres termes, la coopération consulaire avec le pays requérant pour la réadmission du migrant requiert des agents consulaires algériens de s’assurer que la décision de renvoi n’est pas attentatoire aux droits fondamentaux et aux intérêts du ressortissant. Le communiqué publié par le ministère algérien des Affaires étrangères le 11 janvier 2015 évoque la situation personnelle et familiale du ressortissant algérien au moment de l’expulsion[3]. Cet élément n’est pas anodin puisqu’il fait implicitement référence à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme[4] avec comme finalité de mettre en balance la décision d’expulsion face aux garanties assurées par le droit communautaire. C’est donc à la base d’un droit de regard sur la requête d’éloignement que les autorités algériennes coopèrent en vue de faciliter le rapatriement (dans le cas de renvoi pour motif d’irrégularité de séjour, la question se pose en termes d’identification et de « laissez-passer »).
A la lumière du même communiqué algérien[5], ce droit de regard pour évaluer cette décision n’as pas été pris en considération par les autorités françaises qui auraient décidées de procéder à l’expulsion du ressortissant de manière unilatérale et sur le fondement de l’urgence. L’attachement de l’Algérie au formalisme s’explique au fond par un enjeu social et politique important. En effet, l’acceptation de la réadmission de « Doualemn » dans ces circonstances pourrait créer un précédent qui permettrait aux autorités françaises de procéder dans l’avenir à des expulsions systématiques vers l’Algérie en passant outre les prérogatives des autorités consulaires algériennes et de la Convention bilatérale de 1974 par extension.
Une architecture juridique et judiciaire complexe avec des niches de contestations
En dépit des multiples réformes législatives depuis la loi Bonnet de 1980, il existe en France une problématique persistante en matière des régimes juridiques et des contentieux applicables aux renvois des étrangers[1]. Selon les avocats de « Doualemn », la décision d’expulsion en urgence absolue que le ministre de l’Intérieur a choisie de mettre en œuvre est concomitante avec la programmation d’un procès devant le tribunal correctionnel le 24 février 2025[2]. Cet arrêté ministériel d’expulsion se distingue par rapport au procureur de la République qui n’a pas demandé le placement du justiciable en détention provisoire ni même sous contrôle judiciaire[3]. L’appréciation de l’autorité judiciaire montre que le caractère urgent et absolu de cette expulsion n’est pas fondé en raison de l’absence d’un « danger imminent[4] » que représente le ressortissant algérien sur le sol français[5]. L’urgence de l’expulsion a comme conséquence principale de priver « Doualemn » de se défendre devant la Commission d’expulsion (COMEX) qui est prévue par la procédure administrative dans l’article L632-1 du CESEDA. La compréhension de cette architecture devient plus complexe dès lors que l’on prend en compte le droit européen qui est entremêlé à cette architecture juridique et judiciaire nationale déjà difficile à expliciter. Cette configuration juridique et judiciaire protéiforme est permissible à des niches de contestations, voire de contournement, des décisions d’expulsions.
La perméabilité du traitement juridique aux rapports diplomatiques
Quand-bien même l’approche strictement juridique et judiciaire est importante, elle demeure partielle dès lors qu’elle se détache d’un contexte diplomatique marqué par des tensions entre les deux pays.
En effet, l’appel à la dénonciation de l’accord du 27 décembre 1968 par certains politiques français, l’affaire de Boualem Sansal, et surtout le soutien désormais sans nuance de la France aux revendications du Maroc sur le Sahara occidental, constituent la toile de fond de cette expulsion ratée et fortement médiatisée. L’état actuel des relations diplomatiques entre les deux pays se trouve à l’origine de cette tentative d’expulsion effectuée du côté français dans l’urgence et donc sans concertation entre les deux pays. Ainsi, il est possible d’imaginer que dans une relation diplomatique normale, un échange aurait pu avoir lieu pour déterminer le sort de ce ressortissant, dans l’esprit des dispositions de la Convention consulaire bilatérale. Dans l’optique de justifier le bien-fondé de sa décision en urgence absolue et dénoncer le refoulement de « Doualemn » par les autorités algériennes, le ministre Bruno Retailleau a fait référence à plusieurs instruments bilatéraux et internationaux qui méritent une clarification. Il a évoqué l’accord de réadmission de 1994 ainsi que la Convention de Chicago de l’Organisation
de l’aviation civile internationale (OACI) [1]. Il convient de préciser que l’accord bilatéral de 1994 est axé sur la coopération en matière de délivrance des « laissez-passer » et traite donc de l’immigration clandestine et non des ressortissants algériens identifiés. Le ressortissant « Doualemn » été en séjour légal jusqu’à la commission de l’infraction, il n’a donc pas besoin d’un « laissez-passer » consulaire émis par les autorités consulaires algériennes pour le renvoyer en Algérie. La Convention de Chicago énonce quant à elle dans son article 5.22 « Un État contractant admettra dans son territoire ses nationaux qui ont été expulsés d’un autre État.[2] » Malgré le fait que l’Algérie a ratifiée cette Convention, la disposition en question est abordée dans le chapitre 5 de l’annexe 9 sur la facilitation de la coopération en matière de transport aérien. La finalité de cet article est vraisemblablement de lutter contre la migration clandestine. Or le cas de « Doualemn » ne relève pas de ce registre, dans la mesure où il été au moment de la publication de sa vidéo titulaire d’une carte de résidant de dix ans délivrée par la préfecture de l’Hérault le 26 décembre 2024[3]. L’irrégularité actuelle de son séjour ne découle pas de son statut migratoire mais bien de ses propos constitutifs d’une infraction vis-à-vis du code pénal français.
ConclusionDans les relations consulaires entre l’Algérie et la France, le profil de « Doualemn » est loin d’être exceptionnel. Le migrant algérien lambda que les autorités françaises veulent renvoyer en Algérie à la suite d’une infraction et qui a des droits à faire valoir devant la justice française ou européenne constitue un scénario classique. Cette affaire a pris une autre tournure en raison d’une relation diplomatique tendue et nous amène à en tirer trois principaux enseignements. Le premier se réfère à l’effectivité des droits fondamentaux des migrants qui est tributaire des relations diplomatiques entre les deux pays. En effet, on pourrait imaginer que s’il y’avait un climat diplomatique favorable entre les deux pays, alors il se pourrait que la realpolitik aurait primée sur la forme et le fond de l’expulsion. Dans un tel scénario, le tribunal administratif de Paris n’aurait pu le 29 janvier 2025 suspendre la décision d’expulsion en urgence absolue qui empêche la tenue d’un contradictoire profitable au migrant pour se défendre devant le poids de l’administration[4]. Le second enseignement est lié au fait que les tensions diplomatiques, et donc l’absence d’échanges formels ou informels, peuvent dévoiler les dysfonctionnements juridiques importants en matière de renvoi des étrangers en France. Le troisième enseignement réside dans la volonté d’externaliser le contentieux de l’expulsion des étrangers. Après l’externalisation des frontières européennes et du contrôle des migrations[5], qui relèvent des attributs de la souveraineté[1], c’est vraisemblablement autour des droits fondamentaux des étrangers d’être confiés à l’appréciation des pays-tiers. Au final, l’affaire « Doualemn » démontre qu’en l’absence d’une convergence de positionnements sur des dossiers stratégiques entre l’Algérie et la France, le traitement du renvoi des migrants reste instrumentalisé au gré des relations diplomatiques et en marge du principe de la sécurité juridique.
[1] Ibid.
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[1] BFM TV, L’interview en intégralité de Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur, YouTube, 19 janvier 2025 https://www.youtube.com/watch?v=OrSIxkoq7es
[2] Convention de Chicago de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI), Annexe 9 Facilitation, juillet 2022, https://www.bazl.admin.ch/bazl/fr/home/themen/bases-legales/annexes-a-la-convention-de-l-organisation-internationale-de-l-av.html
[3] BFM TV, Influenceur algérien « Doualemn »: son avocate critique l’attitude des autorités françaises, YouTube, 20 janvier 2025, https://www.youtube.com/watch?v=BNiNm7w0zSU
[4] Tribunal administratif de Paris, Affaire « Doualemn » : le ministre de l’intérieur applique à tort la procédure d’expulsion en urgence absolue, 29 janvier 2025, https://paris.tribunal-administratif.fr/decisions-de-justice/dernieres-decisions/affaire-doualemn-le-ministre-de-l-interieur-applique-a-tort-la-procedure-d-expulsion-en-urgence-absolue
[5] BASILIEN-GAINCHE, Marie-Laure. Des migrants disparus à l’Europe déchue. Pour qui sonne le glas ? In : La crise de l’accueil Frontières, droits, résistances. Paris, La Découverte. Recherches, p.65-80. DOI : 10.3917/dec.lende.2019.01.0065. URL : https://shs.cairn.info/la-crise-de-l-accueil–9782348042843-page-65?lang=fr
[1] MEURANT Cédric « La simplification impossible du contentieux de l’éloignement ». L’Actualité juridique: Droit administratif (AJDA), no 12, 2024.
[2] BFM TV, Influenceur algérien renvoyé en France : le point complet des avocats de Boualem N., YouTube, 10 janvier 2025https://www.youtube.com/watch?v=hbVbAxrhCpE
[3] Ibid.
[4] BARBARIT Simon, Pourquoi la justice a suspendu l’expulsion de l’influenceur algérien Doualemn ?, Public Senat, 30 janvier 2025, à 16:16, mis à jour le 30/01/2025 à 16:16 https://www.publicsenat.fr/actualites/politique/pourquoi-la-justice-a-suspendu-lexpulsion-de-linfluenceur-algerien-doualemn#:~:text=Qu’est%2Dce%20que%20l,grave%20pour%20l’ordre%20public.
[5] Ibid.
[1] BENCHIKH. M, « Les accords de réadmission », dans V. Chetail (dir.), Mondialisation, migration et droits de l’homme: le droit international en question, Volume II, Bruxelles, Bruylant, 2007, pp. 665–687.
[2] Journal Officiel, Constitution algérienne, https://www.joradp.dz/TRV/FConsti.pdf
[3] Ministère des Affaires Etrangères et de la Communauté Nationale à l’Etranger, Communiqué du Ministère des Affaires étrangères- France 11/01/2025, https://www.mfa.gov.dz/fr/announcements/ministry-of-foreign-affairs-statement-far-right-in-france
[4] Convention européenne des droits de l’homme, « Article 8 : Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. Ce droit englobe le droit à un nom, le droit au changement d’état civil et à une nouvelle identité, la protection contre les écoutes téléphoniques, la collecte d’informations à caractère privé par les services de sécurité d’un Etat et les publications portant atteinte à la vie privée. Ce droit permet aussi aux membres d’une minorité nationale d’avoir un mode de vie traditionnel. » https://www.coe.int/fr/web/human-rights-convention/private-life
[5] Ministère des Affaires Etrangères et de la Communauté Nationale à l’Etranger, Communiqué du Ministère des Affaires étrangères- France 11/01/2025, https://www.mfa.gov.dz/fr/announcements/ministry-of-foreign-affairs-statement-far-right-in-france
[1] BFM TV, L’interview en intégralité de Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur, YouTube, 19 janvier 2025 https://www.youtube.com/watch?v=OrSIxkoq7es
[2] Ministère des Affaires Etrangères et de la Communauté Nationale à l’Etranger, Communiqué du Ministère des Affaires étrangères- France 11/01/2025, https://www.mfa.gov.dz/fr/announcements/ministry-of-foreign-affairs-statement-far-right-in-france
[3] BFM TV, Influenceur algérien renvoyé en France : le point complet des avocats de Boualem N., YouTube, 10 janvier 2025https://www.youtube.com/watch?v=hbVbAxrhCpE