JORDANIE ET ÉGYPTE À L’ÉPREUVE DE LA GUERRE À GAZA ET FACE A L' »AXE DE LA RESISTANCE »
Depuis le début de la guerre à Gaza, jamais Amman et Le Caire n’avaient été autant inquiétés par leur bailleur de fonds américain depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche. Bien que l’instabilité au Moyen-Orient ait affecté l’Europe et les États-Unis, les pays frontaliers sont les premiers touchés. Alors que la Jordanie figurait parmi les pays les plus stables du Proche-Orient, le royaume hachémite, au même titre que l’Égypte, fait pourtant face à de grandes problématiques économiques depuis le 7 octobre 2023 avec le ralentissement de l’activité maritime et touristique.
Si l’épidémie de COVID-19 avait déjà durement affaibli économiquement la Jordanie et l’Égypte, la guerre à Gaza n’a pas permis d’améliorer la santé financière de leurs pays respectifs, bien au contraire. S’ajoutent à cela les tourments en mer Rouge en raison des attaques houthis sur les navires, qui ralentissent le commerce maritime dans la zone, impactant considérablement les économies de l’Égypte et de la Jordanie.[1] Face à ces défis qui remettent en cause la stabilité du Moyen-Orient ainsi que la sécurité économique de leurs États, l’activisme diplomatique des deux dirigeants demeure des plus importants. La dernière rencontre, tenue le 7 avril 2025, entre le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi, le roi Abdallah II de Jordanie et le président français Emmanuel Macron, le confirme. Dans cette dynamique paralysant la région, comment les conflits moyen-orientaux agissent-ils comme révélateur de vulnérabilités différenciées en Jordanie et en Égypte, dans un contexte de recomposition régionale et de désengagement américain ?
Jordanie : de la résilience maritime au désordre touristique
Si l’Égypte reste en première ligne lorsqu’il s’agit de perturbations du trafic maritime en mer Rouge, la Jordanie n’en subit pas moins les répercussions économiques. Bien que l’impact soit moindre en volume, la position stratégique du port d’Aqaba — principal débouché maritime du pays — en fait un maillon essentiel du commerce régional, notamment en direction de l’Irak.
Dans cette configuration, les effets de l’instabilité maritime impactent par effet domino les autres pays voisins qui n’ont pas d’interface maritime avec la mer Rouge. Il s’avère en effet que l’activité économique d’Aqaba avait été durement affectée durant les premiers mois de la guerre à Gaza, entraînant dès lors un ralentissement de l’activité économique. Alors qu’entre octobre 2022 et octobre 2023, les volumes hebdomadaires moyens cumulés d’échanges au port d’Aqaba atteignaient en moyenne 428 000 tonnes (importations et exportations cumulés), la première année de la guerre à Gaza, soit d’octobre 2023 à octobre 2024, a entraîné un ralentissement net de l’activité commerciale de 35 %, avec une moyenne tombée à 279 000 tonnes par semaine.[2] Dans le même temps, le nombre moyen d’escales hebdomadaires a également chuté de 21 à 12,6 navires, soit une baisse de fréquentation de 40%, traduisant l’effet combiné du conflit à Gaza et des perturbations en mer Rouge liées aux attaques houthies sur les navires.[3] Malgré une situation régionale encore instable, le port d’Aqaba montre des signes clairs de résilience. Entre octobre 2024 et mars 2025, les volumes hebdomadaires cumulés atteignent à nouveau 416 000 tonnes, un niveau quasiment identique à celui enregistré entre octobre 2022 et mars 2023, avant le conflit.[4]
Même si l’impact des tumultes en mer Rouge semble désormais plus limité en Jordanie, les conséquences sur le tourisme doivent également être prises en compte, surtout au regard de l’affrontement Iran-Israël, qui a vu circuler des missiles et des drones au-dessus de l’espace aérien jordanien entre avril et octobre 2024.
Dans cette dynamique, contrairement à Aqaba, la ville d’Amman, ainsi que les sites de Petra et de Wadi Rum, sont pleinement confrontés à la chute du tourisme, qui paralyse toute une industrie. À cause de la guerre à Gaza, l’année 2024 a été marquée par un léger ralentissement du nombre de touristes de 4%, et une perte de recettes nettes à hauteur de 2,3 %.[5] Pour autant, la baisse générale est relativement faible, puisqu’elle atteint des chiffres plus élevés qu’avant l’épidémie de COVID-19. Néanmoins, les conséquences locales sont significatives.
En effet, l’activité économique semble au ralenti depuis octobre 2023 dans les principales villes touristiques du pays. En 2023, près de 1,1 million de touristes avaient visité le site de Petra tandis qu’en 2024, seuls 450 000 visiteurs s’y étaient rendus.[6] Il en est de même pour les autres sites touristiques du pays qui ont subi une chute cinglante de leur fréquentation. En ce début d’année 2025, la fréquentation touristique n’a toujours pas retrouvé ses niveaux antérieurs au conflit à Gaza. Pour preuve, alors qu’entre janvier et mars 2023, Petra avait accueilli près de 320 000 visiteurs, les trois premiers mois de 2025 n’en ont compté que 66 000.[7]
Les conséquences de ce désintérêt pour la Jordanie sont douloureuses pour le royaume hachémite
Le joyau archéologique de la Jordanie connaît une fréquentation en berne, surtout auprès des touristes occidentaux qui demeurent de plus en plus réticents à faire le choix de la Jordanie, contrairement aux touristes issus des monarchies du Golfe, dont le nombre a augmenté depuis octobre 2023. Les conséquences de ce désintérêt pour la Jordanie sont douloureuses pour le royaume hachémite dans la mesure où cette diminution de près de 550 000 touristes internationaux lui a fait perdre plus d’un demi-milliard d’euros (450 millions de dinars jordaniens) entre novembre 2023 et juin 2024.[8]
Il serait erroné de négliger les opinions populaires puisque les pertes liées à la chute du tourisme ou du commerce maritime ne sont pas seulement des données macroéconomiques. En effet, elles se traduisent, dans les discours locaux, par une inquiétude croissante sur la capacité des autorités à garantir la stabilité économique, en particulier dans les gouvernorats de Maan et d’Aqaba, dont l’activité dépend très largement du tourisme et de la logistique portuaire. Les bédouins, qui demeurent les principaux bénéficiaires de la manne touristique, sont directement touchés par la déliquescence de la fréquentation des lieux touristiques entre Petra et le désert de Wadi Rum, qui a accueilli près de 29 000 touristes entre janvier et mars 2025 alors que sur la même période en 2023, les visiteurs internationaux étaient au nombre de 150 000.[9] Le site n’avait plus connu une telle baisse de fréquentation depuis 2017, à l’exception de la période du COVID-19, en 2021. Les mécontentements se font alors ressentir dans les enquêtes d’opinion sur la santé économique du royaume, dont les Jordaniens se montrent pessimistes avec l’augmentation du taux de chômage.[10]Estimé entre 13 et 15 % en 2013[11] dans le gouvernorat de Maan, les estimations du chômage sont désormais comprises entre 22 et 24 % pour 2023.[12]
Cela étant, si la guerre à Gaza met à mal la relation entre la population et le pouvoir, elle affecte également les finances de tous les pays du Proche-Orient, y compris celles d’Israël. La Jordanie ne demeure pas en reste à la fois avec la baisse de fréquentation touristique et de son activité maritime, qui entrevoit une année 2025 marquée par la reprise de l’activité commerciale.
Égypte : de la résilience touristique au désordre maritime
Si les conséquences économiques de la guerre à Gaza ont été persistantes en Jordanie, du côté égyptien, le ressenti de la guerre à Gaza a été inversé. Alors que des économistes missionnés par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) avaient établi, en mai 2024, un rapport sur les potentielles conséquences socio-économiques de la guerre à Gaza pour l’Égypte, même les estimations les plus pessimistes ont été largement dépassées par les chiffres annoncés par Le Caire concernant les pertes de revenus potentiels du Canal de Suez. En effet, celles-ci ont été estimées à près de 7 milliards de dollars pour l’année 2024, alors que les économistes prévoyaient, dans le scénario le plus défavorable, une perte maximale de 1,7 milliard de dollars.[13] Ce déficit dépasse ainsi largement les projections initiales, représentant un choc économique majeur pour l’administration égyptienne, alors que la dette publique est devenue abyssale au fil des années.
Malgré tout, le secteur maritime égyptien n’a pas été uniquement marqué par des tumultes. Grâce à son rôle de porte d’entrée vers la Méditerranée, le port de Port Said n’a pas subi de ralentissement de son activité commerciale. Contrairement au port d’Aqaba, Port Said a vu ses volumes hebdomadaires moyens cumulés augmenter de 5% entre octobre 2023 et octobre 2024 (83 000 tonnes/semaine), comparé à la période octobre 2022-octobre 2023, malgré des niveaux absolus incomparablement plus bas à ceux du port jordanien.[14] De surcroit, le premier port égyptien bénéficie même de sa position géostratégique pour afficher un net redressement. Les volumes hebdomadaires cumulés atteignent en moyenne 108 000 tonnes/semaine entre octobre 2024 et mars 2025 contre 80 000 tonnes/semaines entre octobre 2023 et mars 2024, soit une hausse remarquable de 34%.[15]
Si la manne financière issue du transport maritime a été particulièrement touchée du côté du Caire, le secteur touristique a connu des évolutions bien différentes que chez son voisin jordanien. Selon toute vraisemblance, les chiffres du tourisme demeurent parmi les plus élevés depuis plus de quinze ans, sans avoir connu d’affaiblissement dû à la guerre à Gaza.
Les années 2010 avaient montré une déliquescence du secteur touristique en raison des attaques terroristes survenues sur le sol égyptien. Dans ce contexte, les arrivées de touristes occidentaux en Égypte avaient chuté compte tenu de l’insécurité qui y régnait. Pour autant, la baisse de fréquence des attentats depuis 2020 a encouragé la reprise du secteur, en atteignant un niveau de fréquentation trois fois plus élevé qu’en 2016 où le secteur s’était effondré avec 5,4 millions de touristes[16] par an contre plus de 15 millions en 2024. La présence des touristes occidentaux sur le sol égyptien demeure cruciale étant donné qu’ils représentent à eux seuls, plus de la moitié des visiteurs internationaux. Dès lors, une instabilité pèse nettement sur les revenus égyptiens comme ce fut le cas en 2016 où le nombre de visiteurs européens s’était effondré à 2,5 millions, quand ils étaient 6,7 millions en 2015.[17] Les Européens restent toujours majoritaires parmi les visiteurs, même si la part des touristes moyen-orientaux tend à augmenter depuis 2018, comme dans le cas jordanien. Cependant, il apparait qu’une dichotomie s’opère en ce qui concerne les taux de remplissage des établissements hôteliers. Alors qu’entre 1995 et 2010, ils s’élevaient en moyenne à 62,8 %, la décennie 2010 a marqué une hécatombe en voyant cette moyenne passer à 38% entre 2011 et 2019.[18] La pandémie de COVID-19 a également constitué un lourd fardeau pour le secteur touristique jusqu’en 2022, avant que les données économiques repartent à la hausse.
L’instabilité régionale a profité dans une certaine mesure à l’Égypte qui a contribué à la redéfinition des flux touristiques régionaux, au détriment d’autres États comme le royaume hachémite.
Si la situation géopolitique demeure des plus instables, les principales villes égyptiennes à l’instar du Caire ou d’Alexandrie sont moins affectées par les tensions régionales que la Jordanie par exemple, bien que le Sinaï apparaisse sous tension. Par conséquent, l’instabilité régionale a profité dans une certaine mesure à l’Égypte qui a contribué à la redéfinition des flux touristiques régionaux, au détriment d’autres États comme le royaume hachémite. Dans cette optique, les taux de remplissage moyens estimés pour 2024 en Égypte auraient atteint 75 %, un niveau quasiment équivalent à celui de 2008, marquant ainsi une reprise remarquable du secteur touristique.[19]
Bien que les grandes villes éloignées des zones d’affrontements connaissent une période faste en matière touristique, les plus affectées demeurent celles proches des zones sous tension. À cet égard, les cités balnéaires disposant d’une façade maritime avec la mer Rouge avaient déjà connu une période difficile depuis le COVID-19 et surtout avec la guerre russo-ukrainienne, notamment Sharm Al-Sheikh, qui avait vu sa fréquentation diminuer en raison de l’affaiblissement des touristes venus d’Ukraine et de Russie.[20] De surcroît, Sharm Al-Sheikh et Hurghada ont connu des vagues d’annulation après le 7 octobre 2023, face à l’incertitude régionale. Les premiers mois de la guerre à Gaza avaient affecté les destinations touristiques de la mer Rouge, prisées notamment par les touristes israéliens, qui représentaient à eux seuls 7 % des visiteurs du pays en 2022.[21]
Malgré ces évolutions régionales, si Le Caire ou Alexandrie ont des atouts patrimoniaux indéniables pour prospérer dans cette dynamique, l’avenir du tourisme égyptien en mer Rouge reste incertain. Les principales stations balnéaires seront sans doute confrontées à des défis importants face à l’essor des projets touristiques de l’Arabie saoudite, qui se placera en concurrent avec son Red Sea Project.[22] La Vision 2030 saoudienne est ainsi en passe d’impacter indirectement le modèle économique égyptien fondé sur le tourisme, compte tenu du poids de ce secteur dans le PIB national, estimé à 8 % en 2024.[23] Pour autant, l’Égypte a pris le temps de diversifier son économie depuis les années 2010. On constate que si la part du secteur touristique représentait en 2010 environ 14 % de l’économie totale égyptienne avec 14 millions de touristes, le secteur représente en 2024 près de 8 % du PIB avec 15 millions de touristes, preuve d’une réorganisation de l’économie.[24]
La dynamique d’instabilité régionale paralyse fortement l’Égypte malgré une résilience relative
Face à ces perturbations connues dans le secteur touristique et maritime, il apparaît que les finances de l’État égyptien sont dans une situation critique avec la dévaluation continue de la livre égyptienne depuis la guerre à Gaza. L’inflation atteint même des sommets avec 33,3 % en 2024[25], amenant à des revendications populaires de plus en plus poussées, alors que dans le même temps, son voisin jordanien ne connaissait une inflation que de 2,1 %.[26] Cette dynamique d’instabilité régionale paralyse donc fortement l’Égypte malgré une résilience relative.
La Jordanie et l’Égypte prises dans la tourmente du tandem Iran-Houthis : entre dépendance maritime et incertitude stratégique
Étant donné que Le Caire et Amman dépendent pleinement de la sécurisation de la mer Rouge — tant pour leur stratégie économique fondée sur le commerce maritime que pour le tourisme balnéaire — les attaques répétées des Houthis contre les navires, du détroit de Bab Al-Mandab au Canal de Suez, compromettent directement leurs politiques nationales. Déjà affectés par le blocage du Canal de Suez par le navire Ever Given en 2021, ayant retardé l’acheminement de 51,1 milliards de dollars de marchandises et ayant provoqué des conséquences environnementales importantes[27], l’Égypte et l’Europe ne sont pas en reste sur les répercussions économiques actuelles des perturbations en mer Rouge.
Toutefois, avec la réduction des moyens militaires des Houthis en mer Rouge, due aux frappes aériennes américaines régulières au Yémen[28], l’Égypte comme la Jordanie espèrent entrevoir une sécurisation de la zone maritime afin de relancer leurs économies respectives grâce au Canal de Suez. Dès lors, tout dépendra de la pérennité de l’affaiblissement houthiste sur la durée. Il n’en demeure pas moins qu’en raison de la vulnérabilité de son territoire, l’Égypte n’a pas pris part à l’opération navale Gardien de la prospérité, dirigée par Washington, et conduite depuis décembre 2023 contre les Houthis, afin d’éviter une riposte directe du groupe yéménite ciblant le territoire égyptien[29], qui aurait pu remettre en cause le modèle touristique égyptien, à l’image des pertes touristiques en Jordanie en raison des offensives aériennes iraniennes sur Israël.
Avec l’affaiblissement de l’axe de la résistance, qui a conduit Téhéran à revoir sa stratégie régionale en raison de sa vulnérabilité directe[30], l’Iran est mis sous pression maximale par Washington pour conclure un accord sur le nucléaire iranien. Bien que Téhéran semblât avoir fait des Houthis son allié crucial après les tumultes qu’a connus le régime[31], le groupe yéménite pourrait pourtant faire l’objet d’un abandon par son soutien iranien dans cette configuration de désescalade pour éviter des frappes sur les installations nucléaires iraniennes.
Au gré des déstabilisations rencontrées par la mer Rouge, l’Égypte comme la Jordanie demeurent ainsi redevables aux acteurs influents dans la région, et doivent composer avec l’Iran, actif par ses soutiens au Yémen et semblant vouloir s’implanter dans la Corne de l’Afrique. Malgré ces désenchantements dans les capitales égyptienne et jordanienne, la prudence semble de mise quant à la reprise totale du trafic maritime. La question subsiste de savoir si la diplomatie ou la coercition parviendra à relancer le trafic maritime, qui hante la région tout entière. Si le Sultanat d’Oman confirme sa place d’acteur idéal pour des discussions indirectes entre les États-Unis et l’Iran[32], grâce à sa position d’interlocuteur avec l’Iran, les États-Unis et les Houthis[33], un accord sur le nucléaire iranien pourrait alors améliorer la viabilité de la circulation maritime entre le détroit de Bab Al-Mandab et le Canal de Suez. Les différentes visites des ministres des Affaires étrangères respectifs de l’Égypte et de la Jordanie dans les capitales du Golfe prouvent la dynamique de coopération arabe auprès des médiateurs de la région, afin de tenter de remédier à l’instabilité régionale.
La position périphérique de l’Égypte et de la Jordanie dans le bras de fer Iran-États-Unis les relègue à un statut de spectateurs contraints, voire de victimes collatérales
En fin de compte, dans le cadre d’un accord entre Washington et Téhéran, qui pourrait signifier une stabilité au Moyen-Orient, il permettrait ainsi de rendre la résilience économique égyptienne et jordanienne durable sur le long terme – sous peine de compromettre par exemple le projet touristique égyptien d’accueillir d’ici 2028 près de 30 millions de touristes. En plus de pouvoir relancer le trafic maritime en mer Rouge, une confrontation directe entre l’Iran et Israël semblerait ainsi exclue dans cette dynamique d’apaisement, ce qui pourrait profiter au royaume hachémite qui avait subi les effets directs des attaques aériennes iraniennes contre Israël.
En somme, la position périphérique de l’Égypte et de la Jordanie dans le bras de fer Iran-États-Unis les relègue à un statut de spectateurs contraints, voire de victimes collatérales, affectés par des dynamiques maritimes et géostratégiques qu’ils ne maîtrisent pas, malgré leurs efforts de stabilisation.
Vers un éloignement progressif des États-Unis ?
Sous couvert d’aide économique, la stratégie de rapprochement des États-Unis avec l’Égypte dès 1978, puis avec la Jordanie en 1994, visait à assurer la sécurité d’Israël. Ce partenariat stratégique s’inscrivait également dans une volonté affichée de promouvoir une forme de démocratisation, les érigeant en modèles potentiels de stabilité pro-occidentale au Moyen-Orient.[34]
De nos jours, si l’aide économique que reverse Washington à l’Égypte et à la Jordanie demeure conséquente — à hauteur de 17,2 milliards de dollars pour la Jordanie contre 12,7 milliards pour l’Égypte sur la décennie 2014-2024 —, les deux pays tentent par tous les moyens de diversifier leur partenariat avec notamment l’Europe et les pays du Golfe, bien que rien ne garantisse une réussite de ce changement politique.[35] Malgré cette incertitude, les pays de l’Union européenne constituent en 2023 le premier partenaire commercial de l’Égypte, avec une moyenne de 28% des échanges (importations et exportations cumulées).[36]
Entre 2013 et 2023, si la valeur absolue des échanges commerciaux a considérablement augmenté pour les pays du Golfe — atteignant +769,5 % avec l’Arabie saoudite et +1 318,9 % avec les Émirats arabes unis —, ces chiffres doivent toutefois être interprétés avec prudence. En effet, cette progression s’exprime en livres égyptiennes courantes, une monnaie qui a subi plusieurs dévaluations importantes au cours de la décennie. Exprimées en dollars américains, les hausses apparaissent nettement plus modérées, ce qui reflète davantage l’évolution réelle des échanges hors effets de change. La croissance cumulée moyenne des échanges commerciaux sur cette même période s’élève à +306,6 % pour l’Union européenne, +216,4 % pour les É.A.U, +93,9 % pour l’Arabie saoudite et enfin +64,4 % pour les États-Unis.[37] Malgré ces évolutions, le commerce extérieur égyptien demeure structurellement déficitaire avec les pays d’Europe et d’Amérique du Nord, tandis qu’il apparaît excédentaire avec les pays arabes.[38]
Néanmoins, les flux nets d’investissements en provenance des pays du CCG et de l’Union européenne confirment le rôle central de ces partenaires dans la stratégie égyptienne de diversification vis-à-vis des États-Unis. Entre 2022 et 2023, ces flux se sont élevés à environ 4,5 milliards de livres égyptiennes pour les pays du CCG, contre 1,9 milliard pour l’Union européenne et 0,7 milliard pour les États-Unis.[39]
Dans la même veine, la Jordanie a enregistré une croissance bilatérale remarquable de son commerce extérieur avec les monarchies du Golfe. Contrairement à l’Égypte, la Jordanie maintient une parité fixe entre le dinar jordanien et le dollar américain, ce qui permet alors deconsidérer les variations en valeur nominale comme représentatives de l’évolution réelle des échanges commerciaux, sans nécessité d’ajustement monétaire. À titre d’exemple, entre 2003 et 2023, les importations et exportations cumulées ont progressé en moyenne de +628,3 % avec l’Arabie saoudite, +608,5 % avec les Émirats arabes unis, +325,2 % avec les États-Unis, contre +185,3 % avec les pays européens.[40] Alors que les États-Unis demeurent le premier partenaire avec la Jordanie en matière d’exportations, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis figurent parmi les trois plus importants partenaires pour les importations, devançant les États-Unis, mais restant derrière la Chine.[41] Cette dynamique illustre une tendance fortement accrue au cours des deux dernières décennies en faveur des pays du CCG, consolidant leur position dans le commerce extérieur jordanien.
Si l’intérêt croissant des Européens et des pays du Golfe pour l’Égypte et la Jordanie s’explique en partie par des considérations économiques et géopolitiques, il est également motivé par des préoccupations démographiques. En effet, la croissance rapide de la population égyptienne, combinée à des défis économiques persistants, fait craindre qu’un effondrement de l’État puisse entraîner des vagues migratoires vers l’Europe et les pays du Golfe. Ces aides économiques et investissements permettent d’éviter un effondrement qui serait coûteux pour les deux régions.
Bien que les capitales égyptienne et jordanienne demeurent parmi les plus importantes pour la protection d’Israël, la radicalité du président Trump sur la guerre à Gaza et ses enjeux sous-jacents affecte particulièrement ces deux pays frontaliers, qui subissent les répercussions de la question palestinienne depuis 1948. Même si la Jordanie et l’Égypte ont normalisé leurs relations respectives avec Israël sous l’égide des États-Unis, les désapprobations envers l’État hébreu et sa politique de normalisation sont de plus en plus virulentes, comme le révèlent les enquêtes d’opinion.[42]En outre, l’hostilité vis-à-vis de Washington est tout aussi prégnante. Depuis lors, la part des Jordaniens exprimant une opinion favorable à l’égard des États-Unis a chuté de 51% en 2022 à 28% entre 2023 et 2024.[43]
Le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi a reporté son déplacement à Washington, un choix qui lui a sans doute permis d’éviter une humiliation théâtralisée, à l’instar de celle subie par le président ukrainien Volodymyr Zelensky.
Les inquiétudes sont d’autant plus importantes depuis l’investiture de Donald Trump, qui entend contraindre les deux pays d’accepter des populations palestiniennes de Gaza dans un bras de fer sous une forte pression économique. À l’inverse du roi Abdallah II de Jordanie qui s’était rendu à la Maison-Blanche pour tenter d’apaiser la situation, en acceptant avec prudence quelques 2 000 enfants palestiniens blessés, le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi n’a pas suivi cette voie — un choix qui lui a sans doute permis d’éviter une humiliation théâtralisée, à l’instar de celle subie par le président ukrainien Volodymyr Zelensky.
Face aux refus inconditionnels des deux pays, ainsi que de l’ensemble des membres de la Ligue arabe, les États-Unis ont activé un levier de pression économique en imposant des droits de douane supplémentaires de 20 % à la Jordanie, contre 10 % à l’Égypte. Pourtant, rien ne garantit que si Amman et Le Caire avaient accepté d’accueillir sur leur sol un nombre important de Palestiniens, l’administration Trump aurait levé les droits de douane sur leurs importations. D’ailleurs, même Israël s’est vu imposer ce type de taxe, alors que Benyamin Netanyahu avait pourtant décidé de supprimer les droits de douane sur les importations en provenance des États-Unis. L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, qui ont pourtant annoncé des investissements records aux États-Unis pour la prochaine décennie, ont également été soumis à ces mesures tarifaires.
CONCLUSION
En définitive, les défis à venir pour l’Égypte et la Jordanie demeurent immenses durant le reste du mandat de l’administration Trump II, alors même que les pressions américaines sont de plus en plus soutenues, au moment où la guerre à Gaza et ses répercussions affectent profondément les deux pays. Avec des droits de douane supplémentaires imposés parmi les plus lourds du Moyen-Orient, la Jordanie connaît une réponse sévère de la Maison-Blanche, à qui le monarque du royaume hachémite avait refusé catégoriquement le plan de relocalisation des populations palestiniennes sur son territoire. Qu’en adviendra-t-il pour l’Égypte, dont les droits de douane ont été relevés de 10%, un niveau comparable à celui des pays de la péninsule Arabique ?
Il n’en demeure pas moins que le président américain a annoncé, le 9 avril 2025, une suspension temporaire de 90 jours sur les nouvelles taxes imposées au monde entier, à l’exception de la Chine, dans l’objectif de relancer des négociations sur les mesures douanières. Comment la Jordanie et l’Égypte feront-elles face à ces pressions économiques américaines qui ne font que de débuter ?
Il est manifeste que, indépendamment des menaces américaines, les deux États restent pleinement exposés aux répercussions de la guerre à Gaza, aux perturbations en mer Rouge, ainsi qu’à l’affrontement Iran-Israël, qui affectent durablement leur stabilité. Malgré une capacité de résilience importante, les perturbations houthies et iraniennes au Moyen-Orient démontrent bien à elles seules qu’un accord avec l’Iran semble indispensable pour les États-Unis s’ils veulent enrayer à la fois l’escalade militaire et le risque de prolifération nucléaire dans la région.
Maxime Fritsch, assistant de recherche au CERMAM
[1] PAES Wolf-Christian, et al. “Navigating Troubled Waters: The Houthis’ Campaign in the Red Sea and the Gulf of Aden.” International Institute for Strategic Studies (IISS), 3 décembre 2024, pp. 21-32
[2] Données issues de la plateforme IMF Port Watch, (https://portwatch.imf.org/), consultée le 3 avril 2025.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Données issues de la plateforme du ministère du Tourisme et des Antiquités de Jordanie : « Tourism Annual Review 2024 », janvier 2025. (https://www.mota.gov.jo/ebv4.0/root_storage/en/eb_list_page/quarterly_review_-_q4-2024_(en)-0.pdf), consultée le 28 mars 2025.
[6] Données issues de la plateforme des statistiques du ministère du Tourisme et des Antiquités de Jordanie (https://app.powerbi.com/view?r=eyJrIjoiYmUxMDQwZjUtNmYwNC00MDZkLWE1YjUtMjYxMjQwMTdhNjUzIiwidCI6IjI0Nzc2OGNkLWQyY2EtNDQyMy1iYWEwLTI2ZjgwODQ2OWRlNCIsImMiOjl9&pageName=ReportSectiona844735de5279772e9b6), consultée le 28 mars 2025.
[7] Ibid.
[8] Données issues de la plateforme du ministère du Tourisme et des Antiquités de Jordanie : « Tourism Quarterly review, H1 2024 » (https://mota.gov.jo/ebv4.0/root_storage/en/eb_list_page/quarterly_review_-_h1_2024_(en)_v3-0.pdf), consultée le 28 mars 2025.
[9] Données issues de la plateforme des statistiques du ministère du Tourisme et des Antiquités de Jordanie (https://app.powerbi.com/view?r=eyJrIjoiYmUxMDQwZjUtNmYwNC00MDZkLWE1YjUtMjYxMjQwMTdhNjUzIiwidCI6IjI0Nzc2OGNkLWQyY2EtNDQyMy1iYWEwLTI2ZjgwODQ2OWRlNCIsImMiOjl9&pageName=ReportSectiona844735de5279772e9b6), consultée le 7 avril 2025.
[10] “Jordan : Public Opinion Report 2024.” Arab Barometer, 1 juillet 2024, pp. 6-11 (https://www.arabbarometer.org/report/jordan-public-opinion-report-2024/).
[11] Données issues de la plateforme du département des statistiques de Jordanie (DOS), Jordan Statistical Yearbook 2013, pp. 60-61. (https://dosweb.dos.gov.jo/product/statistical-yearbook2013/), consultée le 11 avril 2025
[12] Données issues de la plateforme du département des statistiques de Jordanie (DOS), Jordan Statistical Yearbook 2023, pp. 63-64. (https://dosweb.dos.gov.jo/product/jordan-statistical-yearbook-2023/), consultée le 11 avril 2025
[13] RADWAN City El Deep, et al. “Potential Socioeconomic Impacts of the Gaza War on Egypt: A Rapid Assessment.” UNDP, mai 2024, pp. 44-46
[14] Données issues de la plateforme IMF Port Watch, (https://portwatch.imf.org/), consultée le 4 avril 2025.
[15] Ibid.
[16] Données issues de la plateforme Data World Bank (https://data.worldbank.org/indicator/ST.INT.ARVL?locations=EG), consultée le 10 avril 2025.
[17] Données issues de la plateforme UN Tourism, (https://www.unwto.org/tourism-statistics/tourism-data-domestic-tourism), consultée le 10 avril 2025.
[18] Ibid.
[19] KHALIL Nehal. “Revitalizing Egypt’s tourism: Remarkable comeback driving economic growth.” Daily News Egypt, 20 janvier 2025
[20] EL ATIEK Said. “Forecasting hospitality industry development in Sharm El Sheikh Hotels based on multi-approach regression modeling.” Development and Sustainability in Economics and Finance, Vol. 2-4, 2024, pp. 1-8
[21] RADWAN City El Deep, et al. “Potential Socioeconomic Impacts of the Gaza War on Egypt: A Rapid Assessment.” op.cit., pp. 21-22
[22] DAZI-HÉNI Fatiha. “Arabie Saoudite : un tropisme inédit vers la mer Rouge.” Hérodote, no. 196, 2025, pp. 133-150
[23] Données issues de la plateforme Statista (https://www.statista.com/statistics/1317338/contribution-of-travel-and-tourism-to-gdp-in-egypt/), consultée le 10 avril 2025
[24] Ibid., et données issues de la plateforme UN Tourism, (https://www.unwto.org/tourism-statistics/tourism-data-domestic-tourism), consultée le 10 avril 2025.
[25] Données issues de la plateforme IMF, (https://www.imf.org/en/Countries/EGY), consultée le 11 avril 2025.
[26] Données issues de la plateforme IMF, (https://www.imf.org/en/Countries/JOR), consultée le 11 avril 2025.
[27] KHOI TRAN Nyuyen, et al. “The costs of maritime supply chain disruptions: The case of the Suez Canal blockage by the ‘Ever Given’ megaship.” International Journal of Production Economics, 2025, pp. 1-16
[28] BEALES Edward, PAES Wolf-Christian. “Operation Poseidon Archer: Assessing one year of strikes on Houthi targets.” International Institute for Strategic Studies (IISS), 18 mars 2025
[29] AYAD Christophe. “L’Égypte et la mer Rouge.” Hérodote, no. 196, 2025, p. 160
[30] MANSOUR Renad, et al. “The shape-shifting ‘axis of resistance’. How Iran and its networks adapt to external pressures.” Chatham House, 6 mars 2025, pp. 4-38
[31] THERME Clément. “La République islamique d’Iran à l’épreuve d’une nouvelle administration Trump.” in ABIDI Hasni (dir.). Le Moyen-Orient selon Donald Trump. Paris, Éditions Erick Bonnier, 2025, pp. 141-143
[32] FRITSCH Maxime. “Oman : vers un nouveau rôle dans le dossier nucléaire iranien ?” CERMAM, 9 mars 2025
[33] JAWAD Alia Yasmin, TZOURBAKIS Simon. “Oman’s Diplomatic Balancing Act : Bridging East and West Across a Divided Middle East.” Middle East Institute Switzerland, 7 avril 2025
[34] JADALLAH Dina. US Economic Aid in Egypt. Londres, I.B. Tauris, 2016
[35] ALAJLOUNI Laith. “Effects of US foreign-assistance reductions in the Middle East.” International Institute for Strategic Studies (IISS), 27 mars 2025
[36] Rapport économique de l’Égypte 2024. Ambassade de Suisse en Égypte, 20 juillet 2024, p. 16
[37] Données issues de la plateforme de l’agence centrale de statistiques d’Égypte (CAPMAS). Section : « Statistical Year Book 2024 », puis sous-section : « Trade », décembre 2024. (https://www.capmas.gov.eg), consultée le 4 avril 2025 et données issues de la plateforme de l’agence centrale de statistiques d’Égypte (CAPMAS), Statistical Year Book 2014, pp. 500-508. (https://www.capmas.gov.eg), consultée le 12 avril 2025.
[38] Ibid.
[39] Données issues de la plateforme de l’agence centrale de statistiques d’Égypte (CAPMAS). Section : « Egypt in Figures » puis sous-section : « Economy », mars 2024. (https://www.capmas.gov.eg), consultée le 4 avril 2025.
[40] Données issues de la plateforme du département des statistiques de Jordanie (DOS), (http://www.dos.gov.jo/dos_home_e/main/linked-html/ex_trad.htm), consultée le 11 avril 2025.
[41] Ibid.
[42] “Arab Public Opinion about Israel’s War on Gaza. January 2024.” Arab Center Washington DC, 8 février 2024 (https://arabcenterdc.org/resource/arab-public-opinion-about-israels-war-on-gaza/) et “Arab Opinion Index 2022: Executive Summary.” Arab Center Washington DC, 19 janvier 2023 (https://arabcenterdc.org/resource/arab-opinion-index-2022-executive-summary/)
[43] “Jordan : Public Opinion Report 2024.” Arab Barometer, 1 juillet 2024, p. 51 (https://www.arabbarometer.org/report/jordan-public-opinion-report-2024/).
