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L’arrestation d’İmamoğlu en Turquie : le coup de trop pour Erdoğan ?

Le vent se lève !… Plus de dix ans après la Résistance de Gezi, les rues turques grondent à nouveau.

Suite à l’arrestation d’Ekrem İmamoğlu, maire d’Istanbul et (désormais ancien) candidat potentiel de l’opposition à la présidentielle le 19 mars dernier, la révolte populaire contre le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan s’intensifie en Turquie.

L’arrestation du principal rival du président qui dirige le pays depuis vingt-trois ans, est perçue par l’opposition comme une tentative de la part de ce dernier de se maintenir au pouvoir ad vitam aeternam. Cette arrestation intervient près de trois ans avant les futures élections présidentielles qui devraient se tenir en 2028, et auxquelles Erdoğan n’aurait plus le droit de se présenter selon la Constitution turque. 

A l’international, Erdoğan a considérablement renforcé son influence en se positionnant notamment comme médiateur dans la guerre russo-ukrainienne.

Régression démocratique

La politique étrangère de la Turquie, qui occupe une place géopolitique stratégique, a renforcé ces dernières années la position politique et militaire du pays, consolidant ainsi son rôle d’acteur clef dans la région. Ainsi, à l’international, Erdoğan a considérablement renforcé son influence en se positionnant notamment comme médiateur dans la guerre russo-ukrainienne. En outre, la chute du régime baathiste en Syrie voisine a renforcé la main du président turc. Cependant, en interne, le gouvernement du Parti de la Justice et du Développement (Adalet ve Kalkınma Partisi—AKP) est confronté à la dévaluation de la lire turque et à l’hyperinflation, entraînant une importante chute du pouvoir d’achat, et à une perte électorale manifeste. La baisse de soutien électoral des dernières années s’est surtout manifestée lorsqu’Ekrem İmamoğlu, candidat du Parti Républicain du Peuple (Cumhuriyet Halk PartisiCHP), le parti fondé par Mustafa Kemal Atatürk après la Guerre d’Indépendance turque et la création de la République, a été élu à trois reprises par les Stambouliotes. Deux victoires électorales consécutives en 2019, lorsque, à la suite de sa défaite, le gouvernement d’Erdoğan a exigé la reconduite de la votation, entraînant une victoire plus nette du candidat de l’opposition (l’écart entre les candidats de l’opposition et du parti au pouvoir passant de quelque 13 000 à plus de 806 000 voix), et une troisième victoire en 2024. Ces défaites sont d’autant plus marquantes puisque, selon les termes du président qui lui-même a débuté sa carrière politique en tant que maire d’Istanbul en 1994 sous les couleurs du Parti de la Prospérité (Refah Partisi) : « Celui qui gagne Istanbul, gagne la Turquie » (« İstanbul’u Kazanan Türkiye’yi Kazanır« )[1]. En effet, la mégalopole, en plus d’être la ville la plus peuplée et la capitale économique du pays, fut également pendant de nombreuses années une source de revenus majeure pour le pouvoir en place, notamment à travers les vastes projets de construction[2]

La Turquie fait face aujourd’hui à la plus grande vague de contestation depuis les protestations de Gezi

C’est dans ce contexte de construction frénétique que les protestations du parc Gezi ont éclaté à Istanbul en 2013, lorsqu’un groupe de personnes s’est opposé à la destruction du parc Gezi, adjacent à la place Taksim, prévue dans le cadre d’un projet de construction entre autres d’un centre commercial. Le mouvement s’est rapidement transformé en un soulèvement anti-gouvernemental, rassemblant des millions de personnes et s’étendant à l’ensemble du pays.       La répression policière a fait plusieurs morts, des centaines de blessés et entraîné de nombreuses arrestations. La Turquie fait face aujourd’hui à la plus grande vague de contestation depuis les protestations de Gezi. Saraçhane, à Istanbul, où se situe le siège de la municipalité, est devenu, depuis une semaine, le lieu de rassemblement de l’opposition. Ces rassemblements ont lieu malgré l’interdiction de se réunir imposée par la préfecture d’Istanbul, ainsi qu’un important dispositif policier déployé. Des millions de personnes, en particulier les jeunes, se mobilisent depuis plus d’une semaine sur les places publiques à travers le pays pour réclamer justice. L’intensité de la colère populaire, provoquée par l’arrestation du principal rival d’Erdoğan pour « corruption » et « soutien à une organisation terroriste » ne semble pas faiblir. Le leader du CHP, Özgür Özel, continue de défier le pouvoir en place chaque soir devant des centaines de milliers de personnes indignées rassemblées à Saraçhane, et a récemment appelé au boycott des entreprises proches du gouvernement, y compris des chaines de télévision qui refusent de diffuser les images des manifestations[3]

Le CHP, nouveau leader de la contestation?

Avec l’emprisonnement d’İmamoğlu, le CHP est devenu le leader de facto de la contestation.  Si pour beaucoup le fait de se rassembler sous le leadership du principal parti d’opposition est légitime, les revendications du mouvement sont plus larges. En effet, pour les manifestants l’enjeu est l’érosion des institutions démocratiques avec la concentration du pouvoir dans les mains d’une élite politique, les nombreuses interférences dans le système judiciaire, la restriction des libertés civiles et la répression politique. Le CHP du fait de sa culture institutionnelle historique préfère éviter une situation qui pourrait aboutir à une confrontation directe et d’autant plus violente des manifestants avec la police. Ainsi, malgré les sollicitations d’une partie de la population pour un appel à manifester sur la place Taksim – « Özgür, emmène-nous à Taksim! » (« Özgür bizi Taksim’e götür! ») – symbole historique de la résistance en Turquie[4], Özel s’en tient aux rassemblements devant la mairie. Il s’agira de voir si le CHP pourra maintenir ce rôle de leader naturel dans les jours à venir. Les protestations de masse des dernières décennies ont en effet en commun d’être organisées de manière horizontale. Cette horizontalité et cette spontanéité des révoltes populaires caractérisent aussi bien les protestations du parc Gezi en Turquie que les mouvements européens d’indignation suite à la crise économique de 2008, Occupy Wall Street aux Etats-Unis et les révoltes arabes de 2011.

L’absence de leadership bien que dans l’air du temps (dans une époque d’individualisation, de désyndicalisation et de dépolitisation) comporte aussi le risque de fragmentation des mouvements politiques, lesquels peuvent souvent manquer de stratégie dans la production d’un agenda politique cohérent. 

La pérennité de la mobilisation dépendra sans aucun doute de plusieurs facteurs, mais pour l’heure, malgré la brutalité policière et plus de 1130 arrestations, dont de nombreux étudiants, le parti d’opposition et les rues du pays demeurent déterminés. Parmi les très nombreux slogans, chants et poèmes scandés par la foule, celui inspiré par Bertolt Brecht – « Pas de salut seul ! Soit tous ensemble soit aucun d’entre nous ! » (Kurtuluş yok! Tek başına! Ya hep beraber! Ya hiçbirimiz!) – résonne particulièrement dans notre époque marquée par une dérive vers l’extrême droite. La fascisation grandissante se déploie de manière toujours plus violente et menace les droits et libertés fondamentaux.

Les campagnes anti-éducation en cours aux États-Unis, avec les réformes du président américain Donald Trump acceptées par l’Université de Columbia[5], l’arrestation de Mahmoud Khalil pour son rôle dans les mouvements estudiantins de soutien pour la Palestine[6], ou encore la récente arrestation par l’armée israélienne de Hamdan Ballal, coréalisateur palestinien du documentaire No Other Land[7], n’en sont que quelques récents exemples. Dans ce contexte plus que jamais, la détermination des étudiants turcs, qui tentent de vivre, en prenant non seulement le risque d’être renvoyés, de perdre leur bourse d’études, d’être plus tard confrontés à la difficulté de trouver un emploi dans le secteur public, mais aussi d’être arrêtés, possède le potentiel de servir d’exemple aux mouvements étudiants à l’échelle globale.

Un contexte international marqué par la mobilisation des étudiants

Quant à la question de savoir si la manœuvre d’Erdoğan aura été une erreur stratégique qui sonnera la fin de son pouvoir ou si, au contraire, elle renforcera son contrôle, entraînant subséquemment le pays vers un chemin plus autoritaire, il est impossible de le prédire. Quoi qu’il en soit, une résistance massive qui survient dans un contexte d’autoritarisme électoral ou d’autocratie démocratique selon les termes de Cihan Tuğal[8], plus de dix ans après les protestations de Gezi, témoigne de la force de résistance de la culture politique en Turquie.

Chronologie des faits : 

18 mars 2025 – Annulation du diplôme : Les autorités turques ont annoncé l’annulation du diplôme universitaire d’Ekrem İmamoğlu. Conformément à la législation turque, un candidat à la présidence doit détenir un diplôme universitaire. Ironiquement, une controverse existe depuis plusieurs années sur l’existence du diplôme universitaire d’Erdoğan. 

La décision d’annuler le diplôme d’İmamoğlu, suite à l’annonce de sa candidature aux élections présidentielles, a été perçue comme une manœuvre politique visant à l’empêcher de se présenter aux élections prévues en 2028. 

19 mars 2025 – Arrestation et détention : Ekrem İmamoğlu a été arrêté avec une centaine d’autres personnes, incluant notamment des politiciens et des journalistes, dans le cadre d’une enquête sur des accusations de « corruption », « mauvaise gestion financière » et « liens présumés avec des organisations terroristes ». Certaines de ces accusations se basent sur des dépositions de « témoins secrets » (Gizli tanık), pratique devenue légale à une époque où l’appareil judiciaire turc était infiltré par le mouvement güleniste[9]. Le même jour, l’accès à internet a été restreint, l’accès aux réseaux sociaux limité, les routes et le métro fermés, et la retransmission en direct des chaînes de télévision a été bloquée par le RTÜK (le Conseil supérieur de l’audiovisuel turc). 

19-23 mars 2025 – Éruptions de protestations : En réponse à la détention d’İmamoğlu, des manifestations ont éclaté dans tout le pays, commençant devant la mairie d’Istanbul à Saraçhane et au tribunal de Çağlayan. Les manifestants ont investi les rues, et les étudiants universitaires se sont mobilisés en masse à travers le pays, malgré l’interdiction de rassemblement et la présence policière renforcée.

23 mars 2025 – Emprisonnement et élection anticipée du candidat du CHP : Suite à la décision du tribunal, après les quatre jours de garde à vue réglementaires, İmamoğlu a été incarcéré. Le même jour, environ 17 millions de membres et non-membres du CHP se sont rendus aux urnes à travers tout le pays pour voter ou soutenir İmamoğlu en tant que candidat du parti pour l’élection présidentielle à venir.

Melis Akdağ est chargée d’enseignement à Sciences Po Paris, chercheuse associée au CEVIPOF, Paris et au CERMAM. Melis a soutenu une thèse de doctorat à l’Université de Genève en cotutelle avec Sciences Po Paris intitulée : « On Contestation. Republicanism and the Gezi Park protests ».


[1] Erdoğan:  »İstanbul’u Kazanan Türkiye’yi Kazanır. », 32. Gün; (https://www.youtube.com/watch?v=uoICkX3btzo)

[2] Pour une analyse économique de la tournure autoritaire en Turquie voir : Esen, B., & Gumuscu, S. (2020). Why did Turkish democracy collapse? A political economy account of AKP’s authoritarianism. Party Politics27(6), pp. 1075-1091. (https://doi.org/10.1177/1354068820923722)

[3] Pour rappel, CNN Türk, à l’apogée des protestations de Gezi sur la place Taksim en 2013, préférait diffuser un documentaire sur les pingouins tandis CNN International couvrait les protestations en direct. Le pingouin est devenu par la suite l’un des symboles du mouvement.

[4] Lieu de rassemblement historique de la gauche turque, la place Taksim a été occupée pendant deux semaines pendant les protestations de Gezi en 2013.

[5] Libération, et al. « Mise sous tutelle, Frappée au portefeuille, l’université Columbia accepte les réformes voulues par Trump ». Libération, 22 mars 2025 (https://www.liberation.fr/international/amerique/frappee-au-portefeuille-luniversite-columbia-accepte-les-reformes-voulues-par-trump-20250322_BFOP3HPHARC3NKVP6HOWXUIKA4/).

[6] KHALIL Mahmood. « My Name is Mahmoud Khalil and I Am a Political Prisoner ». In these Times, 18 mars 2025 (https://inthesetimes.com/article/mahmoud-khalil-letter-from-a-palestinian-political-prisoner-in-louisiana). 

[7] Le Monde, et al. « Hamdan Ballal, l’un des réalisateurs palestiniens de « No Other Land », Oscar 2025 du meilleur documentaire, arrêté par l’armée israélienne en Cisjordanie ». Le Monde, 25 mars 2025 (https://www.lemonde.fr/international/article/2025/03/25/hamdan-ballal-l-un-des-realisateurs-palestiniens-de-no-other-land-oscar-2025-du-meilleur-documentaire-arrete-par-l-armee-israelienne-en-cisjordanie_6585659_3210.html et page du film No Other Land sur IMDB  (https://www.imdb.com/fr/title/tt30953759/). 

[8] Pour le concept d’« autocratie démocratique » voir : Tuğal, C. (2024). Democratic Autocracy: a Populist Update to Fascism under Neoliberal Conditions. Historical Materialism32(3), pp. 45-82. (https://doi.org/10.1163/1569206x-20242360).

[9] Pratique légalisée par la loi n°5726 sur la protection des témoins, adoptée le 27 décembre 2007 et publiée au Journal officiel le 5 janvier 2008. Dès 1980, les gülenistes ont infiltré de nombreuses institutions de la république, y compris l’appareil judiciaire et l’armée, considérée comme la gardienne historique du sécularisme. Erdoğan a amplement utilisé les réseaux du prédicateur lors de son arrivée au pouvoir, notamment pour purger l’armée turque de ses membres kémalistes et anti-impérialistes à travers les procès d’Ergenekon et de Balyoz entre 2007 et 2013, avant de s’éloigner du mouvement à partir de 2013. Le prédicateur Fethullah Gülen est accusé par Ankara d’être le commanditaire de la tentative de Coup d’État du 15 juillet 2016.

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