ANALYSE

La dénonciation unilatérale de l’accord de 1968. Son impact sur les relations entre l’Algérie et la France?

Dans le contexte des tensions actuelles entre l’Algérie et la France, la déclaration du Premier ministre français portant sur la possibilité d’une dénonciation unilatérale de l’accord du 27 décembre 1968 n’a pas manqué de faire réagir la diplomatie algérienne à travers un communiqué publié le 27 février 2025. Ledit communiqué met en avant différents éléments de réponse. Il commence par rappeler les prérogatives des responsables consulaires algériens dans le processus de réadmission qui repose sur l’identification et le devoir de protection des intérêts des ressortissants indésirables. Tout en désignant l’accord de 1968 comme étant « vidé de toute sa substance [1]», les autorités algériennes affirment dans ce communiqué leur prédisposition à réagir sur d’autres accords migratoires qui lient les deux pays si la France met à exécution la mesure de dénonciation. A la lumière de cette communication interposée, des questions méritent d’être posées. Alors qu’en France ceux qui s’opposent au maintien de l’accord du 27 décembre 1968 s’appuient entre-autres sur les obstacles rencontrés en matière de renvoi des ressortissants algériens, il convient de s’interroger sur les motivations de l’Algérie malgré son insatisfaction affichée vis-à-vis de ses dispositions actuelles de l’accord en question.

Présenter l’accord du 27 décembre 1968 seulement sous l’angle des privilèges « exorbitants[2] » dont bénéficient les ressortissants algériens comme l’avait fait le Premier ministre français sans évoquer l’esprit dans lequel cet accord avait été initialement conclu et sans l’insérer dans l’économie des relations globales entre les deux pays constitue une erreur d’appréciation, voire une simplification hasardeuse. A ce sujet, il est utile de rappeler que du point de vue historique, l’accord du 27 décembre 1968, contesté par le gouvernement de M. Bayrou, fut considéré par la partie algérienne à l’époque de sa signature comme le résultat d’une sanction décidée par la France. Et cette sanction n’est pas totalement fondée sur des considérations liées à la gestion des flux migratoires. Mohammed Bedjaoui, haut fonctionnaire algérien et ambassadeur d’Algérie en France de 1970 à 1979, revient dans son carnet de mémoire sur le contexte politico-économique de cet accord et nous informe de l’existence d’un paramètre qui a joué un rôle prépondérant dans son adoption[3]. Il est notamment indiqué que Ahmed Medeghri, alors ministre de l’Intérieur du gouvernement algérien, décide le 13 mai 1968 de nationaliser trente-sept entreprises françaises implantées en Algérie[4].

Cette décision, qui s’inscrit dans une volonté de « parfaire la souveraineté algérienne sous son angle économique[5] » illustrée par la politique de nationalisation initiée par le président Houari Boumediene, a rompu avec un accord informel entre les deux gouvernements portant sur le non-refoulement des touristes Algériens en France en contrepartie du maintien des entreprises françaises en Algérie à l’abri de la nationalisation[6]. Le 18 juin 1968, le gouvernement français riposte par une réduction du nombre des travailleurs Algériens tolérés en France à 1 000 par semaine[7]. Le  président Boumediene a commenté cette réaction en précisant, selon le journal Le Monde le 21 juin 1968, que la France « a le droit souverain de refuser des travailleurs algériens, tout comme l’Algérie possède le pouvoir non moins souverain de nationaliser les entreprises industrielles.[8]»  C’est donc entre-autres le désaccord vis-à-vis de ce revirement de position qui touche les intérêts économiques de la France en Algérie qui constitue la toile de fond dans laquelle cet accord fut initié par la partie française. Celui-ci ne s’explique donc pas exclusivement pour des raisons de main-d’œuvre ou le départ précipité vers l’Europe de la population européenne établie en Algérie, comme cela est souvent présenté dans les médias, mais également par des enjeux qui dépassent la question de la mobilité humaine entre les deux pays. 

L’accord du 27 décembre 1968, contesté par le gouvernement de M. Bayrou, fut considéré par la partie algérienne à l’époque de sa signature comme le résultat d’une sanction décidée par la France.

Il convient de préciser aussi que la menace du côté français quant à une possible dénonciation unilatérale de l’accord de 1968 ne résulte pas seulement du contexte diplomatique actuel. Lors de la préparation du projet de loi en France sur le retour durant la période de 1977-1981, le chercheur Patrick Weil nous indique que « la cible algérienne[9] » était déjà à cette époque la priorité des autorités françaises. L’enjeu n’était pas posé tant en termes de lutte contre l’immigration irrégulière que par la situation économique en France marquée par la hausse du chômage. Le politologue relève que d’autres facteurs explicatifs sont derrières cette volonté de renvoyer prioritairement de manière forcée les ressortissants algériens. Il est notamment cité que « la communauté algérienne suscite en outre, pour des raisons d’ordre historique et symbolique, les réactions les plus sensationnelles de la part des opposants à la présence étrangère en France.[10]

A la suite de ce rappel historique, tout porte à croire qu’au regard du nombre important d’algériens qui sont installés en France, l’accord de 1994 portant sur le « laissez-passer » consulaire est intervenu pour encadrer le traitement de la réadmission des ressortissants algériens en situation irrégulière après la phase d’identification. En termes de réciprocité, cet accord, désigné par l’ancien ambassadeur français Xavier Driencourt comme « échange de lettres[11] », est nettement favorable à la partie française compte tenu du volume considérable des ressortissants algériens qui sont concernés par des décisions d’éloignement du sol français en raison d’irrégularité du séjour. 

On pourrait ainsi mettre en avant que l’accord de 1994 constitue un rééquilibrage des relations des deux pays dans le champ des migrations. Le mécanisme de 1994 présente des avantages à la France au même titre que ceux accordés à l’Algérie à travers l’accord de 1968. Il est le premier accord de réadmission que l’Algérie a accepté de signer et fait partie d’une liste restrictive d’accords de réadmission qui inclut cinq autres pays européens seulement, à savoir l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, le Royaume-Uni et la Suisse. De surcroit, l’accord de 1994 est confidentiel et permet de ce fait aux autorités en charge des éloignements d’avoir une grande flexibilité dans sa mise en œuvre. Il a récemment été invoqué par le ministre de l’Intérieur Retailleau s’agissant de l’affaire de « Doualemn » alors que cet accord ne devrait pas en principe s’appliquer à ce cas précis étant donné que la nationalité du ressortissant était déjà identifiée au moment de son expulsion. Son invocation devant les médias par le ministre de l’Intérieur pour marquer son désaccord avec le refoulement de « Doualemn » le 9 janvier 2025 par les autorités algériennes nous renseigne sur l’usage ambiguë dont cet accord peut faire l’objet. C’est vraisemblablement dans cet esprit de contrepartie que les deux accords ont pu être maintenus en dépit des crises diplomatiques entre les deux pays.

Ainsi, dissocier l’accord de 1968 de l’échiquier dans lequel il se rattache et multiplier les appels portant à sa dénonciation, sans mesurer l’incidence diplomatique et juridique d’une telle décision sur les accords antérieurs et postérieurs à sa signature, est une mauvaise appréciation qui risque d’entrainer des conséquences majeures sur l’avenir de la coopération migratoire entre les deux pays. C’est dans ce sens-là qu’il conviendrait de comprendre l’avant-dernier paragraphe du communiqué du ministère algérien des Affaires étrangères dans lequel l’Algérie affirme sa capacité à remettre en cause l’ensemble des accords y’afférents si l’accord du 27 décembre 1968 serait dénoncé. 

Dissocier l’accord de 1968 de l’échiquier dans lequel il se rattache et multiplier les appels portant à sa dénonciation sous-estime l’incidence diplomatique et juridique d’une telle décision sur les accords antérieurs et postérieurs à sa signature.

Cela étant, et dans le scénario où l’accord du 27 décembre 1968 sera dénoncé, les ressortissants algériens seront dans l’avenir encadrés par les dispositions du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), qui comporte d’ailleurs certains avantages par rapport à l’accord bilatéral en vigueur. Une telle mesure pourrait aggraver la crise au point où l’Algérie pourrait à son tour dénoncer l’accord de réadmission de 1994 en guise de rétorsion. Loin d’être une réaction symbolique, cette possible riposte de la part de l’Algérie pourrait faire en sorte que la France ne pourra plus dans l’avenir se prévaloir d’un quelconque cadre de coopération formel lui permettant de discuter avec les responsables algériens les modalités d’exécution du renvoi des ressortissants en situation irrégulière[12]. Le nombre des migrants indésirables qui vivent dans « les limbes juridiques[13] », c’est-à-dire ne sont ni expulsables au pays d’origine, ni régularisables dans le pays d’accueil, va croitre avec tout ce que cette situation implique comme problématiques d’ordre juridique, politique, sociale. 

La coopération en matière de réadmission qui lie l’Algérie et la France n’est pas actuellement opérationnelle. Toutefois, l’origine du dysfonctionnement n’est pas imputable aux dispositions de l’accord de 1994 lui-même (ou les autres accords qui ne traitent pas expressément de la réadmission) mais à des considérations de nature juridique et surtout à une crise diplomatique qui s’explique par des dossiers qui dépassent la question migratoire. Ce constat semble être admis par le ministre français des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot qui avait révélé qu’après la Déclaration d’Alger en 2022, les éloignements vers l’Algérie se sont multipliés par trois[14]. Dans la crise diplomatique actuelle, marquée par le changement de position de la France envers le statut du Sahara-Occidental et l’affaire de Boualem Sansal, le mécanisme de réadmission est devenu perméable aux tensions générées par des positions politiques et diplomatiques divergentes entre les deux pays. 

Des spécialistes du droit international public, à l’instar du juriste algérien Madjid Benchikh, avancent que la réadmission fait partie du droit international coutumier qui oblige les Etats à reprendre leurs ressortissants indésirables auprès du pays d’accueil[15]. La disposition 5.22 du Chapitre 5 de l’Annexe 9 de la Convention de Chicago est explicite en matière d’obligation du pays d’origine à réadmettre ses nationaux expulsés[16]. D’autres apportent des nuances et s’appuient sur l’article 12 §4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 qui dispose le droit de tout individu de pouvoir revenir librement dans son pays, et non expressément l’obligation des Etats à reprendre leurs ressortissants[17]. Indépendamment des appréciations divergentes sur le plan du droit qui sont importantes, il en demeure que la question de la réadmission n’est pas seulement limitée à la dimension juridique et a fortiori dans le particularisme qui caractérise la relation entre l’Algérie et la France. Cette exception est bien illustrée par les propos de l’ancien président algérien Houari Boumediene selon lesquels : « On ne peut ignorer le poids de l’histoire. Entre la France et l’Algérie les relations peuvent être bonnes ou mauvaises, en aucun cas elles ne peuvent être banales ![18] »

 On ne peut ignorer le poids de l’histoire. Entre la France et l’Algérie les relations peuvent être bonnes ou mauvaises, en aucun cas elles ne peuvent être banales !

En définitive, l’accord du 27 décembre 1968, loin d’être une pièce isolée, fait partie d’une architecture complexe en matière de coopération migratoire entre les deux pays. Prendre cet accord comme une cible à des fins politiques sans en mesurer les conséquences sur les accords antérieurs et postérieurs et sans avoir la garantie que les tensions sous-jacentes à cette crise diplomatique vont être réglées est un pari qui est susceptible de créer un vide difficile à combler dans l’avenir. De surcroit, les conditions dans les deux pays ne sont plus les mêmes qu’auparavant : ni la France actuelle n’est comparable à celle de 1968, ni l’Algérie d’aujourd’hui n’est similaire à celle de 1994. 

Par Abdelkrim Boukachabia / Doctorant à l’Université de Genève et chercheur associé au CERMAM


[1] Communiqué du Ministère des Affaires étrangères- france (02)-27.02.2025, https://www.mfa.gov.dz/fr/announcements/ministry-of-foreign-affairs-statement-france27022025

[2] Algérie : François Bayrou demande le « réexamen des accords de 1968″|LCI, 26 févr. 2025, https://www.youtube.com/watch?v=vyRnNrZ0peg

[3] BEDJAOUI Mohammed, En Mission extraordinaire, Carnets d’un ambassadeur d’Algérie en France (1970-1979), Paris, L’Harmattan, 2016, page 182.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Patrick Weil, La France et ses étrangers, Editions Calmann-Levy, 1991, page 150.

[10] Ibid, page 151.

[11] Xavier Driencourt, Politique migratoire : que faire de l’accord franco-algérien de 1968, Fondapol, mai 2023, https://www.fondapol.org/app/uploads/2023/05/221-driencourt-fr-2023-05-22-ajout-w-6.pdf

[12] Idée inspirée par CASSARINO Jean-Pierre, GABTIELLI Lorenzo, PERRIN Delphine, “Cooperation on Readmission in the Euro-Mediterranean Area and Beyond: Lessons Learned and Unlearned, EuroMeSCo, N° 28, Mai 2023, page 25, https://www.euromesco.net/publication/cooperation-on-readmission-in-the-euro-mediterranean-area-and-beyond-lessons-learned-and-unlearned/

[13] Charles Gosme, « Les limbes de l’inéloignabilité : la nouvelle condition juridique de l’étranger », Revue critique de droit international privé, 2015/1 (N° 1), p. 43-88. DOI : 10.3917/rcdip.151.0043. URL : https://www.cairn.info/revue-critique-de-droit-international-prive-2015-1-page-43.htm

[14] La France et l’Algérie au bord de la rupture diplomatique ? Jean-Noël Barrot s’exprime – C à Vous, 29 janv. 2025, https://www.youtube.com/watch?v=2dexGZyaLcY

[15] BENCHIKH. M, « Les accords de réadmission », dans V. Chetail  (dir.), Mondialisation, migration et droits de l’homme: le droit international en question, Volume II, Bruxelles, Bruylant, 2007, pp. 665–687.  

[16] Article 5.22 « Un État contractant admettra dans son territoire ses nationaux qui ont été expulsés d’un autre État. », Convention de Chicago de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI), Facilitation, Annexe 9, juillet 2022, https://www.bazl.admin.ch/bazl/fr/home/themen/bases-legales/annexes-a-la-convention-de-l-organisation-internationale-de-l-av.html

[17]  « Nul ne peut être arbitrairement privé du droit d’entrer dans son propre pays. » in BASILIEN-GAINCHE Marie-Laure, “L’emprise de la soft law en droit des migrations en Europe”, à paraître dans l’ouvrage dirigé par Myriam Benlolo-Carabot, L’Europe et les migrations. Octobre 2018, https://www.researchgate.net/publication/328306861_L’emprise_de_la_soft_law_en_droit_des_migrations_en_Europe_a_paraitre_dans_l’ouvrage_dirige_par_Myriam_Benlolo-Carabot_L’Europe_et_les_migrations

[18] BALTA, Paul, 2012. Mes rencontres avec Boumediène. Confluences Méditerranée, 2012/2 N°81, p.207-212. DOI : 10.3917/come.081.0207. URL : https://shs.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2012-2-page-207?lang=fr

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