
La planète bleue, malgré son abondance apparente, offre une quantité limitée d’eau douce propre à la consommation humaine. Cette rareté se fait d’autant plus ressentir dans une région aussi aride que le Moyen-Orient, où la gestion de l’eau revêt une importance géopolitique.
L’Irak, traversé par le Tigre et l’Euphrate, ses principales sources d’eau, fait face à une crise hydrique sans précédent. Autrefois symboles de prospérité et de vitalité, ces fleuves sont au coeur des tensions transfrontalières, d’une gestion interne défaillante et des effets du changement climatique. La raréfaction des ressources en eau a entrainé le pays dans une crise hydrique multidimensionnelle.
Dans cet article, nous analyserons les différentes facettes de cette crise. Nous examinerons d’abord la vulnérabilité hydrique du pays, puis les tensions transfrontalières, notamment liées aux politiques de la Turquie. Nous nous pencherons ensuite sur les fragilités internes qui entravent la gestion de l’eau en Irak, avant de conclure sur les perspectives et les défis d’une gestion intégrée des ressources hydriques.
2. Les tensions transfrontalières du bassin
Historiquement, jusqu’au début du XXᵉ siècle, le bassin du Tigre et de l’Euphrate était sous la gestion de l’Empire ottoman, qui maintenait une certaine unité et limitait les antagonismes entre les différentes régions. Cependant, avec le démembrement de l’empire et le tracé de nouvelles frontières, les deux fleuves, devenus transfrontaliers, ont été divisés entre plusieurs jeunes États-nations. Cette fragmentation territoriale a marqué le début de tensions durables entre ces nouveaux États.
Les fleuves Tigre et Euphrate, qui mesurent respectivement 1 900 km et 2 780 km, prennent leur source en Turquie, traversent la Syrie, et poursuivent leurs trajectoires distinctes en Irak avant de confluer dans le sud du pays. Cette configuration confère à l’Irak une position de vulnérabilité, tributaire des décisions hydrauliques de ses voisins en amont. En effet, la Turquie, principal contributeur au débit de ces fleuves, exerce un contrôle important grâce à des infrastructures hydrauliques d’envergure, notamment le projet GAP (Güneydoğu Anadolu Projesi). Ce vaste programme, qui englobe 22 barrages et 19 centrales hydroélectriques, poursuit un double objectif : revitaliser le sud-est anatolien et faire de la Turquie le grenier a blé du Moyen-Orient. Ce projet a profondément modifié les dynamiques hydriques de la région. En régulant les eaux des fleuves avant qu’elles n’atteignent la Syrie et l’Irak, la Turquie a non seulement renforcé son contrôle sur les ressources en eau, mais elle a aussi accru son pouvoir géopolitique dans la région.
Bien que ce projet soit défendu par Ankara comme une initiative de développement interne, il suscite de vives inquiétudes en Irak, qui y voit un moyen de pression politique et économique. Et à raison puisque selon les projections, l’achèvement des infrastructures turques pourrait entraîner une réduction des débits de l’Euphrate, avec des extractions d’eau atteignant près de 70 % de son débit naturel, 43 % de son débit observé, et environ 60 % du quota minimum de 500 m³/seconde garanti par la Turquie. De ce fait, la diminution des débits des fleuves, notamment de l’Euphrate, menace directement la sécurité alimentaire des pays en aval, dont les systèmes d’irrigation dépendent de ces eaux. La situation s’est aggravée en juin 2018 avec la mise à eau du réservoir du barrage d’Ilisu, l’un des derniers ouvrages du GAP, qui a accentué le stress hydrique en Irak.
En dépit de la situation de l’Irak, il n’existe aucun traité tripartite sur l’exploitation et la répartition des eaux entre les États riverains du bassin du Tigre et de l’Euphrate. Toutefois, le traité de Lausanne de 1923 contenait une clause stipulant que la Turquie devait consulter l’Irak avant d’entreprendre des travaux hydrauliques. Bien que des tentatives de régulation ont eu lieu, comme la création d’une commission mixte entre la Syrie et l’Irak en 1962, leur efficacité a été limitée, notamment en raison de l’absence de grands projets d’aménagement hydraulique. Par ailleurs, des accords bilatéraux, comme celui de 1987 entre la Turquie et la Syrie, garantissent un quota d’eau à la Syrie, mais ce dernier reste largement insuffisant et renforce l’asymétrie qui place la Turquie dans une position dominante.
En effet, bien que cet accord permette un débit de 500 m³/seconde de la Turquie vers la Syrie, soit environ 15,75 milliards de m³ par an, ce volume est loin de répondre aux besoins croissants en aval. La Syrie, à son tour, détourne une partie de ces eaux avant qu’elles n’atteignent l’Irak, aggravant encore la pénurie. L’Irak, qui dépend de ces deux fleuves pour 95 % de ses besoins hydriques agricoles et industriels, se retrouve ainsi dans une position de dépendance structurelle.
3. Dynamiques internes de la crise hydrique en Irak
Bien que l’Irak sous mandat britannique ait été l’un des premiers États de la région à développer des infrastructures hydrauliques sur le Tigre et l’Euphrate au cours du XXe siècle, ces ouvrages ont considérablement souffert des multiples conflits qui ont marqué l’histoire contemporaine du pays. La guerre Iran-Irak (1980-1988), les deux guerres du Golfe, les douze années d’embargo ainsi que la guerre civile de 2013 ont progressivement affaibli et détérioré les réseaux hydrauliques du pays. La situation s’est aggravée durant la guerre d’Irak, lorsque l’État islamique s’est emparé des principales infrastructures hydrauliques, accentuant ainsi la désintégration du réseau.
Parallèlement, les pratiques agricoles archaïques amplifient la pression sur les ressources en eau. L’irrigation par inondation, encore largement répandue, engendre un gaspillage considérable. Bien que des réformes aient été initiées, notamment pour limiter les puits illégaux, leur mise en œuvre demeure entravée par des institutions fragiles et une coordination défaillante entre les différents niveaux de gouvernance.
Le changement climatique constitue un autre facteur aggravant. Classé parmi les cinq pays les plus exposés à ses effets, l’Irak subit une baisse des précipitations, une augmentation des températures et une salinisation accrue des sols. Selon un rapport de la Banque mondiale, le pays pourrait perdre jusqu’à 20 % de ses ressources en eau dans les décennies à venir. Cette situation affecte directement l’agriculture, secteur essentiel qui emploie près de 18 % de la population active. La raréfaction des ressources hydriques entraîne un déclin des activités agricoles, aggravant l’exode rural vers des zones urbaines déjà surpeuplé. Selon l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), plus de 34 000 personnes se sont déplacées en 2022 en raison de la crise de l’eau, en particulier dans les régions du centre et du sud de l’Irak, telle que la province de Bassora.
À Bassora, d’ailleurs, des manifestations ont éclaté en 2018 en raison de revendications politiques et à des demandes d’accès à de l’eau potable. Bien que cette province soit la plus riche en hydrocarbures du pays, elle souffre d’un grave déficit infrastructurel, particulièrement en matière de gestion de l’eau. La pollution industrielle, notamment liée à l’exploitation pétrolière, exacerbe les pénuries. Cette situation a d’ailleurs conduit à l’intoxication de milliers de personnes, en raison de la mauvaise qualité de l’eau.
Outre ses conséquences économiques et sociales, la crise de l’eau génère également des tensions politiques, notamment entre le gouvernement central irakien et la région autonome du Kurdistan (RKI). Pour répondre à la pénurie d’eau, le Kurdistan irakien a lancé depuis 2021 plusieurs projets de barrages dans les gouvernorats d’Erbil, Sulaymaniyah et Duhok. Bien que ces barrages ne soient pas destinés à retenir de grandes quantités d’eau, leur réalisation pourrait exacerber les tensions entre les autorités kurdes et celles de Bagdad, notamment à Kirkouk, une ville stratégique dont l’approvisionnement en eau dépend du barrage de Dukan, situé dans la région autonome kurde. Les récentes restrictions d’eau imposées à Kirkouk et la mise en jachère des terres agricoles en raison de la baisse de l’irrigation sont des signes de la fragilité de la situation, et pourraient potentiellement raviver des conflits territoriaux et politiques au sein même de l’Irak.
Ainsi, la crise de l’eau dépasse la simple question environnementale. Elle interagit avec les enjeux économiques, sociaux et politiques de l’Irak, influençant son développement et sa stabilité.
4. Perspectives et défis pour une gestion intégrée
Du point de vue international, à ce jour, aucune norme juridique contraignante ne régit spécifiquement l’utilisation des fleuves internationaux à des fins non navigables. Bien que des concepts tels que l’« utilisation équitable » et le principe de « non-tort », selon lequel un État ne doit pas utiliser ou permettre l’utilisation de son territoire d’une manière qui cause un tort sensible à ses voisins, aient été avancés, la souveraineté nationale demeure un obstacle. En effet, dans le cas du bassin Tigre-Euphrate, la Turquie revendique une souveraineté absolue sur les eaux issues de son territoire et considère ces fleuves comme « transfrontaliers ».
Malgré cela, plusieurs initiatives ont tenté de désamorcer ces tensions. En 1988, le « Pipeline de la Paix » visait à instaurer une coopération régionale, mais ce projet fut abandonné, jugé peu fiable dans un contexte de conflits. Deux ans plus tard, en 1990, la Turquie proposa un plan pour une gestion raisonnable des eaux transfrontalières, rapidement rejeté par l’Irak et la Syrie, car il impliquait un droit de regard turc sur l’utilisation des eaux, ce qui a été perçu comme une atteinte à la souveraineté nationale. Ces échecs successifs ont révélé les limites des négociations bilatérales.
Malgré ces revers, des avancées récentes laissent entrevoir une coopération. En 2024, la Turquie et l’Irak ont signé un accord-cadre de coopération d’une durée de dix ans, marquant une tentative de gestion commune des ressources hydriques. Ce cadre de coopération prévoit des projets conjoints visant à « améliorer la gestion des eaux » des deux fleuves, selon le Premier ministre irakien Mohamed Chia al-Soudani. Celui-ci a également souligné que « l’administration commune et équitable des ressources hydriques » était désormais une priorité pour l’Irak. Ainsi, la Turquie, qui contrôle les ressources hydriques en amont, s’est engagée à ajuster le débit des rivières pendant les mois critiques de l’été et à fournir un soutien technique pour moderniser les infrastructures d’irrigation irakiennes.
Malgré ces avancées, le chemin vers une gestion réellement collaborative et durable demeure encore long. Les tensions liées à l’eau, profondément enracinées dans des différends historiques et géopolitiques, continuent de hanter le paysage régional.
Du point de vue national, comme évoqué précédemment, l’État irakien, malgré sa fragilité, multiplie les efforts pour répondre à la crise de l’eau. Les dépenses publiques dans ce secteur ont augmenté de manière significative depuis 2007, passant de 1,9 % des dépenses fédérales totales à 4,0 %, soit 1,8 % du PIB. Cependant, certains experts s’interrogent sur la qualité de la gouvernance dans ce domaine, qui est morcelée entre différents échelons publics, tels que les ministères, les gouvernorats et les municipalités. Cette fragmentation rend difficile la mise en place d’actions coordonnées à l’échelle nationale. Il se pose donc la question suivante : une meilleure centralisation du pouvoir pourrait-elle mieux répondre aux défis liés à la crise de l’eau ? La réponse à cette question n’est pas évidente, car l’Irak fait face à de multiples défis, tels qu’une forte augmentation de la population, les effets du réchauffement climatique et les politiques hydriques des pays voisins.
Ainsi, bien que des solutions soient envisageables, la stabilisation hydropolitique de la région nécessite une approche intégrée alliant coordination nationale, coopération régionale et appui juridique international. Cependant, les déséquilibres géopolitiques et les rivalités historiques demeurent des obstacles majeurs. La pérennité de toute solution dépendra de la capacité des acteurs à dépasser leurs intérêts souverains pour instaurer un dialogue durable.
5. Conclusion
La dépendance de l’Irak vis-à-vis des ressources en eau contrôlées par ses voisins met en lumière une asymétrie géopolitique et une gestion inefficace des ressources hydriques communes. Pourtant, cette situation dépasse le simple déséquilibre des pouvoirs. Elle incarne des fractures systémiques, internes et externes, qui exacerbent la vulnérabilité de l’Irak face à une ressource de plus en plus rare. La poursuite unilatérale du projet GAP par la Turquie a renforcé cet état de fait, consolidant sa position dominante tout en privant l’Irak des moyens de négocier sur des bases égales.
En effet, la crise de l’eau ne peut être réduite à sa seule dimension géopolitique. Elle trouve également ses racines dans des faiblesses internes : institutions fragiles, absence de réformes structurelles, un secteur agricole obsolète et une pression démographique croissante. À cela s’ajoutent des défis environnementaux majeurs, tels que la diminution des débits fluviaux, la pollution des nappes phréatiques, les sécheresses récurrentes et l’épuisement des ressources en eau potable. Ces éléments se traduisent par une précarisation croissante des populations, fragilisant ainsi la cohésion sociale.
Un changement de paradigme s’impose donc. La gestion interne de l’eau en Irak doit être repensée pour moderniser les infrastructures, adapter les stratégies aux nouvelles réalités climatiques et transformer les modèles agricoles. Cette transition doit également s’inscrire dans une approche régionale, fondée sur une gestion intégrée des ressources en eau et des mécanismes de coopération basés sur la confiance mutuelle. Cela nécessite l’appui de cadres juridiques internationaux solides et reconnus. Si des initiatives de coopération émergent timidement, la fragilité structurelle de l’Irak et la domination régionale de la Turquie soulèvent des doutes quant à leur viabilité. L’avenir dira si ces accords permettront d’amorcer une dynamique régionale, mais aussi d’inciter la Syrie et l’Iran à emprunter cette même voie.
Marwa Chelkha, assistante de recherche au CERMAM
6. Bibliographie
6.1 Articles scientifiques
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ROUSSEL, Cyril, et NELLY Martin. « L’Irak : crise de l’eau, crise migratoire ? » Microscoop : Un regard sur les laboratoires en Centre Limousin Poitou-Charentes (CNRS), 2023, Hors Série n° 23, pp. 20-21. halshs-04371356v2.
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6.2 Ouvrage
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6.3 Rapports et études
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6.4 Thèses et mémoires
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6.5 Articles non scientifiques
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KHALAF, Safaa. « Le soulèvement de Bassora ébranle l’Irak. » Orient XXI, 13 Sept. 2018, https://orientxxi.info/magazine/le-soulevement-de-bassora-ebranle-l-irak,2619.
MEVELLEC, Matteo. « Géopolitique des Ressources Hydriques Transfrontalières : Point de Situation au 20/11/24. » MONDE, 20 Nov. 2024, https://eurasiapeace.org/geopolitique-des-ressources-hydriques-transfrontalieres-point-de-situation-au-20-11-24/.