POINT DE VUE

L’Algérie face à la crise en Libye

Hasni Abidi est politologue, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (CERMAM) et chargé de cours à l’Université de Genève (Suisse). Il revient dans cet entretien accordé à TSA sur la situation actuelle en Libye avec l’intervention de la Turquie ainsi que le rôle de l’Algérie sur le sujet.

Comment expliquer la décision du président Erdoğan de s’impliquer militairement en Libye ?

L’implication de la Turquie est significative de la nouvelle politique étrangère depuis l’arrivée d’Erdoğan à la tête de l’Etat turc. Par ses orientations politiques, d’abord, proches de celles qui sont partagées par le gouvernement libyen de M. Al-Sarraj et parce que M. Erdoğan est animé par une volonté de donner une nouvelle dimension à la politique étrangère de la Turquie. Ça c’est sur le plan de la doctrine.

Sur le plan de l’action de la politique étrangère, la Turquie n’a jamais caché ses ambitions en Méditerranée et notamment sur la question de la délimitation des frontières maritimes. C’est un clivage ancien entre la Turquie, la Grèce, Chypre et aussi Israël. La Libye représente finalement une opportunité pour marquer le soutien d’Erdoğan au gouvernement d’union nationale, soutien qui a commencé faut-il le rappeler lors des manifestations contre le régime de Kadhafi puisque M. Erdoğan a assuré un soutien financier et militaire à la rébellion contre Kadhafi. Depuis, son soutien est resté compact en direction du gouvernement de Tripoli.

Pour Ankara, il s’agit surtout d’empêcher que d’autres Etats qui sont dans une situation de concurrence vis-à-vis de la Turquie s’emparent de la Libye car la Turquie est dans cette position de domination de la Méditerranée orientale et aussi sur les questions énergétiques qui sont très importantes pour la Turquie.

Est-ce que la Turquie est plus dans une conviction idéologique, ou est-on plutôt dans de l’opportunisme notamment les différents accords signés entre la Turquie et le GNA ?

L’engagement se situe à deux niveaux. Il y a en effet d’abord la conviction idéologique du président Erdoğan, qui est d’obédience conservatrice et islamiste et qui utilise cette convergence idéologique avec le gouvernement libyen d’union nationale pour marquer son soutien. Le deuxième niveau concerne le réalisme de la politique étrangère. M. Erdoğan n’a aucun souci à changer d’alliés. Il était l’ami proche de Bachar Al-Assad, ça ne l’a pas empêché de devenir son ennemi. La Turquie a toujours eu une politique étrangère qui va dans le sens de la préservation de ses intérêts.

Erdoğan est surtout conscient que les visées de la politique étrangère sont un élément identitaire en Turquie. C’est un élément qui cimente les Turcs qui sont souvent derrière leur chef quand il s’agit de politique étrangère. Dans la crise libyenne, on voit bien cette convergence entre les convictions idéologiques d’un homme et d’un parti au pouvoir avec un réalisme politique teinté d’opportunisme et du réalisme de la politique étrangère de la Turquie, avec ou sans Erdoğan.

Le conflit qui oppose les forces du maréchal Haftar avec les forces du GNA est cantonné ces derniers mois à Tripoli. Y a-t-il un risque que l’implication militaire de la Turquie fasse dégénérer les choses en faisant étendre le conflit dans d’autres zones ?

En Libye, il y a un gel de la situation militaire qui s’ajoute au blocage politique. Depuis l’annonce de l’assaut au mois d’avril dernier, le maréchal Haftar a des difficultés pour s’imposer militairement dans les faubourgs de Tripoli. De la même façon, le GNA s’accommode de cette situation pour présenter l’image d’un gouvernement internationalement reconnu mais victime d’une opération menée par le maréchal Haftar qui lui-même bénéficie de soutiens régionaux et internationaux.

L’objectif de la Turquie n’est pas d’être un acteur militaire. Ce n’est pas dans son intérêt. Mais si l’annonce d’un soutien militaire de la Turquie est en mesure de stopper la marche de Haftar ou de ramener les deux acteurs à plus de retenue, c’est tant mieux pour la crise libyenne car ce statu quo ne profite à personne. Il fait durer la crise et radicaliser les positions des uns et des autres avec une démission de la communauté internationale. L’intervention de la Turquie ne va donc pas compliquer davantage une situation qui est déjà arrivée à son zénith.

Faut-il donc voir l’intervention militaire de la Turquie comme étant une force dissuasive appelée à « faire bouger les choses » sans forcément arriver à un conflit ouvert ?

Il est difficile pour la Turquie de s’engager de manière ouverte et directe militairement. Une intervention militaire en Libye a besoin d’une logistique beaucoup plus importante que celle que possède le GNA, d’autant plus que les pays voisins ne semblent pas enthousiastes. Or aucune intervention terrestre n’est possible sans le soutien des pays voisins. Il reste alors le soutien aérien, c’est-à-dire protéger l’espace aérien de Tripoli et soutenir ce qui reste de l’aviation du GNA.

L’intervention militaire n’est donc pas envisageable dans l’immédiat. J’en veux pour preuve que depuis l’annonce même d’Erdoğan de s’engager militairement, on voit bien un dégel sur le plan diplomatique. La dynamique diplomatique, qui était complètement à l’arrêt, s’est emballée sur tous les fronts depuis l’annonce d’Erdoğan, que ce soit du côté du Caire, de la diplomatie algérienne mais aussi du Conseil de sécurité. Erdoğan a donc réussi à déclencher la dynamique diplomatique des pays de la région mais aussi celle du Conseil de sécurité.

Dans la situation actuelle des choses, les frontières algériennes sont-elles menacées ?

Ce n’est pas les frontières mais l’Algérie elle-même qui est menacée. La Libye est une profondeur sécuritaire pour l’Algérie, non seulement les 860 kilomètres de frontières qui séparent les deux Etats mais également l’Algérie a des intérêts énergétiques importants dans le Sud du pays. L’autre élément important est que la déstabilisation de la Libye va exposer ce pays à de nouvelles menaces notamment celles venant du sud, du Sahel. La Libye se transformerait en un espace d’influences de pays pas franchement adéquats à l’égard de l’Algérie.

La Libye est un examen pour la diplomatie algérienne. C’est un véritable défi sur le plan politique et sur le plan sécuritaire. Nous assistons à une prise de conscience de cette menace par l’Algérie, car pendant longtemps Bouteflika a concentré la prise de décision en matière de politique étrangère et complètement grippé la machine diplomatique. C’est pourquoi nous avons l’impression aujourd’hui que l’Algérie se réveille en sursaut face à une menace qui vient de l’est.

Avec la crise politique actuelle, quel rôle peut jouer l’Algérie sur la scène internationale dans la crise libyenne ?

Pour avoir une politique étrangère cohérente, on n’est pas obligé d’avoir une démocratie parfaite. C’est vrai que la politique étrangère est un miroir de la politique intérieure, mais dans les crises qui secouent la région notamment la crise libyenne, il faut d’abord avoir un centre de commandement qui a une connaissance fine de la situation libyenne. C’est le cas de l’Algérie, qui est l’un des meilleurs connaisseurs de la Libye.

Le deuxième élément est d’avoir une structure militaire suffisante et compétente. C’est également le cas de l’Algérie, qui avec les crises internes et avec ce qui se passe au Sahel, a acquis une expérience qu’aucun pays de la région ne possède, même pas l’Egypte. L’Algérie a été confrontée par le passé à une menace terroriste interne mais aussi à ses frontières, et elle a réussi à les sécuriser. Cette menace aujourd’hui s’invite et risque de s’exporter, et c’est pourquoi même si l’Algérie a un président et un gouvernement contestés, ça ne dispense pas le pays d’avoir une certaine cohérence et une politique étrangère visible.

Les Algériens manifestent évidemment pour une bonne gouvernance et une légitimité constitutionnelle, mais ils ne semblent pas contre la prise de conscience du pouvoir algérien en matière de menace étrangère. Je dirais même que les Algériens attendent à ce que le pouvoir algérien soit à la hauteur des défis qui se posent à lui.

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