Saad al-Jabri : un gardien du temps traqué
Ancien militaire et ancien bras droit du précédent prince héritier Mohammed ben Nayef, Saad al-Jabri a travaillé activement dans la lutte contre le terrorisme et a entretenu de ce fait de nombreux liens avec des services de renseignements étrangers notamment des États-Unis et du Canada[1]. Il a notamment servi d’intermédiaire entre Mohammed Ben Nayef et les chefs religieux saoudiens[2].
Un proche de Mohammed ben Nayef
Dès le début de sa carrière, Saad al-jabri a été un proche de l’ancien prince héritier Mohammed ben Nayef[3]. Cependant, l’Arabie Saoudite a été marquée par une lutte d’influence entre Mohammed Ben Salman alors ministre de la défense et Mohammed ben Nayef. Ainsi, Saad al-Jabri a été démis de ses fonctions en 2015 par MBS notamment car il s’est positionné contre la guerre au Yémen et a été accusé d’être proche des frères musulmans[4]. Il est également évoqué la rencontre à deux reprises de al-Jabri avec John Brennan, ancien directeur de la CIA, sans que MBS a été informé[5]. En outre, Saad al-Jabri aurait refusé la demande de MBS d’utiliser les forces secrètes du ministre de l’Intérieur pour extrader un prince saoudien ayant critiqué le roi Salmane et vivant en Europe[6]. En juin 2017 Mohammed Ben Nayef est démis de ses fonctions de prince héritier et de ministre de l’Intérieur, placé en résidence surveillé[7] et accusé de toxicomanie[8]. Depuis, Saad al-Jabri incarne une menace importante pour MBS car celui-ci n’a pas encore suffisamment de légitimité. De plus, de par sa proximité avec Mohammed ben Nayef et sa longévité au sein des services secrets saoudiens, Saad al-Jabri connait de nombreux secrets qui pourraient nuire à MBS, notamment que le roi Salmane et MBS se seraient servis dans les fonds destinés à la lutte contre le terrorisme du ministère à hauteur de dizaines de millions de riyal saoudien chaque mois[9]. De plus, il possède une fortune suffisante pour mener des projets à l’encontre de MBS[10].
Fuite et tensions avec le Canada
Se sentant menacé, al-Jabri s’est enfui à l’étranger en 2017 avant que son mentor Mohammed ben Nayef ne soit assigné à résidence[11]. En effet, la CIA lui aurait signalé qu’il était devenu une cible pour MBS[12]. Il s’est rendu dans un premier temps en Allemagne, avant de rejoindre les États-Unis où il en a profité pour publier un article pour le Belfer Center de Harvard. Malgré de bonnes relations avec les américains, al-Jabri ne se sentait pas cependant en sécurité aux États-Unis avec notamment Donald Trump au pouvoir, qui était proche de MBS. Il a donc privilégié le Canada notamment afin de pouvoir se réunir avec plusieurs membres de sa famille. Il a ainsi obtenu le refuge au Canada en novembre 2017[13]. Enfin, il a refusé depuis de se rendre en Arabie Saoudite et a affirmé craindre « pour sa vie »[14]. En outre, des tensions entre l’Arabie Saoudite et le Canada sont apparues en août 2018 après un tweet en arabe de l’ambassade du Canada à Riyad demandant la libération de militants des droits de l’Homme[15]. Cela a entrainé une réaction très rapide de l’Arabie Saoudite qui a renvoyé l’ambassadeur du Canada et rappelé son ambassadeur, tout en gelant les nouvelles transactions commerciales et d’investissements[16]. En outre, en 2013 le Canada avait accordé l’asile à la famille de Raëf Badaoui, un activiste prisonnier en Arabie Saoudite[17].
Une situation liée à l’affaire Khashoggi
Cette situation n’est pas sans rappeler l’affaire Khashoggi, du nom du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, assassiné au consulat saoudien à Istanbul le 2 octobre 2018. En effet, les deux hommes étaient des proches de Mohammed ben Nayef[18]. En outre, moins de deux semaines après l’assassinat de Khashoggi, une équipe saoudienne a été envoyée au Canada avec des sacs d’outils médico-légaux dans le but d’assassiner Saad al-Jabri, mais ils ont été arrêtés à l’aéroport[19]. Cette tentative n’était pas une première au Canada. En effet, les saoudiens avaient demandé au dissident Omar Abdulziz de se rendre à l’ambassade saoudienne à Ottowa en mai 2018, mais il avait refusé[20]. Cependant, Saad al-Jabri constitue une menace bien plus importante que celle Jamal Khashoggi pour MBS. Il en devient ainsi une des priorités du prince héritier. La décision surprenante de la CIA d’affirmer que MBS avait ordonné le meurtre de Khashoggi, alors que Donald Trump avait minimisé l’affaire, semble liée selon certains analystes à Saad al-Jabri[21]. Mohammed ben Salmane aurait formé un commando visant à éliminer les menaces potentielles, appelé Escadron du Tigre (Firqat el-Nemr) peu avant sa nomination de prince héritier[22]. Il aurait notamment éliminé le prince Mansour ben Moukrine alors que ce dernier tentait de fuir le pays en hélicoptère, alors qu’au même moment une purge avait lieu, conduisant de nombreux princes à être retenus au Ritz-Carlton[23]. Le juge Suliman Abdul Rahman al-Thuniyan, président du tribunal de La Mecque, aurait également été assassiné lors d’un contrôle de routine à l’hôpital, par l’injection de virus mortels[24]. Actuellement, Saad al-Jabri continuerait de recevoir des menaces de la part de Mohammed ben Salmane[25]. De plus, en mai 2020, MBS aurait obtenu une fatwa approuvant son assassinat[26]. En outre mi-mars 2020, deux des enfants de Saad al-Jabri, Omar et Sarah, ont été interdits de sorties du territoire saoudien, alors qu’ils attendaient un visa étudiant pour les États-Unis, avant d’être finalement arrêtés par les autorités[27]. MBS aurait alors averti al-Jabri qu’il devait se rendre en Arabie Saoudite pour que ses enfants soient libérés[28].Leur frère Khalil al-Jabri a affirmé que son frère et sa sœur étaient une sorte de rançon pour faire revenir son père : « Mohammed ben Salmane cherche toujours à éliminer tous les risques possibles, et il a décidé que mon père représentait le plus gros d’entre eux »[29]. Enfin, MBS a tenté d’extrader Saad al-Jabri en l’accusant de détournement de fonds, mais ce fut un échec[30]. Étant menacé, Saad al-Jabri a pris ses précautions en laissant des instructions s’il venait à mourir de publier des enregistrements en défaveur de MBS[31]. En outre, il est sous la protection de la gendarmerie royale du Canada et de gardes de sécurité privé[32].
Saad al-Jabri au cœur de deux procès
Deux procès opposent l’Arabie Saoudite et Saad al-Jabri, l’un aux États-Unis et l’autre au Canada. Dans un premier temps, des entreprises publiques saoudiennes ont intenté un procès à al-Jabri pour des faits de corruption alors qu’il était responsable de la lutte anti-terroriste en Arabie Saoudite[33]. Il est ainsi accusé d’avoir détourné au moins 3,47 milliards de dollars, notamment en détournant le financement d’activités liées à la lutte contre le terrorisme[34]. Le tribunal canadien a demandé le gel des avoirs de Saad al-Jabri le temps de l’enquête, à savoir plusieurs propriétés en Arabie Saoudite, à Boston et aux Canada. En outre, la société publique Sakab Saudi Holding a demandé à un tribunal du Massachusetts de geler ses actifs à Boston pour les mêmes accusations qu’au Canada[35]. De son côté, Saad al-Jabri nie toutes les accusations. Cependant, de par sa proximité avec les services secrets américains, le ministère américain de la justice pourrait invoquer le « privilège des secrets d’État » afin de s’opposer toutes divulgations d’informations jugées « préjudiciables à la sécurité nationale des États-Unis »[36]. Il aurait ainsi transmis au tribunal du Massachusetts un document précisant que Saad al-Jabri avait l’intention de « faire état d’informations concernant des activités présumées liées à la sécurité nationale »[37]. Cependant, les possibilités d’agir sont plus limitées concernant le procès au Canada.
Des réactions contrastées
Côté américain, Saad al-Jabri a été soutenu par plusieurs responsables américains dont le porte-parole du département d’État américain : « Saad al-Jabri est un précieux partenaire pour les États-Unis en ce qui concerne la lutte contre le terrorisme. Le travail de Saad avec les États-Unis a contribué à sauver des vies américaines et saoudiennes. De nombreux responsables du gouvernement américain, tant actuels qu’anciens, connaissent et respectent Saad »[38]. En outre, dans un entretien au Washington Post, l’ancien directeur de la CIA Michael Morell a déclaré : « j’ai une confiance absolue en lui, je ne peux pas croire qu’il soit capable de monter un coup contre son propre gouvernement »[39]. Cependant, son accueil au Canada a été mal perçu par certains dissidents Saoudien. Ainsi, selon Raja al-Idrissi : « Il a orchestré la répression contre des dizaines et des dizaines d’opposants saoudiens, alors qu’il était au ministère de l’Intérieur, bien avant l’arrivée de Mohammed ben Salmane au pouvoir »[40]. Ainsi, elle a, avec 7 autres opposants saoudiens, envoyé une lettre demandant le rejet de la demande d’asile de al-jabri au ministère responsable de l’immigration au Canada, mais sans effet[41].
Marie de La Roche Saint-André, Assistante de recherche
[1] Massoud, R. (2020, 7 juin). Héros ou tortionnaire ? Un ex-responsable saoudien au Canada sème la controverse. Radio Canada. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1709794/saad-jabri-jabry-arabie-saoudite-mbs-canada-dissidents-exil-enfants (consulté le 14/07/2021).
[2] Akkad, D. (2020, 11 mars). EXCLUSIVE: Top Saudi intelligence official « chased » to Canada by MBS. Middle East Eye. https://www.middleeasteye.net/news/exclusive-top-saudi-intelligence-official-fled-canada-crown-prince (consulté le 14/07/2021).
[3] Riyad est prêt à tout pour récupérer Saad Al-Jabri, l’homme qui en savait trop. (2020, 4 juin). Courrier International. https://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/arabie-saoudite-riyad-est-pret-tout-pour-recuperer-saad-al-jabri-lhomme-qui-en (consulté le 14/07/2021).
[4] Kebbi, J. (2020, 6 juin). Quand MBS arrête les enfants d’un ancien responsable pour le faire rentrer au pays. L’Orient-Le-Jour. https://www.lorientlejour.com/article/1220814/quand-mbs-arrete-les-enfants-dun-ancien-responsable-pour-le-faire-rentrer-au-pays.html (consulté le 13/07/2021).
[5] Hearst, D. (2020, août 13). Saad al-Jabri : le Saoudien qui pourrait faire tomber MBS. Middle East Eye. https://www.middleeasteye.net/fr/opinion-fr/saad-jabri-arabie-saoudite-mbs-khashoggi-ben-nayef (consulté le 14/07/2021).
[6] Ibid.
[7] Akkad, D. (2020, 11 mars). EXCLUSIVE: Top Saudi intelligence official « chased » to Canada by MBS. Middle East Eye. https://www.middleeasteye.net/news/exclusive-top-saudi-intelligence-official-fled-canada-crown-prince (consulté le 14/07/2021).
[8] Hearst, D. (2020, août 13). Saad al-Jabri : le Saoudien qui pourrait faire tomber MBS. Middle East Eye. https://www.middleeasteye.net/fr/opinion-fr/saad-jabri-arabie-saoudite-mbs-khashoggi-ben-nayef (consulté le 14/07/2021).
[9] Ibid.
[10] Akkad, D. (2020, 11 mars). EXCLUSIVE: Top Saudi intelligence official « chased » to Canada by MBS. Middle East Eye. https://www.middleeasteye.net/news/exclusive-top-saudi-intelligence-official-fled-canada-crown-prince (consulté le 14/07/2021).
[11] Ibid.
[12] Hearst, D. (2020, août 13). Saad al-Jabri : le Saoudien qui pourrait faire tomber MBS. Middle East Eye. https://www.middleeasteye.net/fr/opinion-fr/saad-jabri-arabie-saoudite-mbs-khashoggi-ben-nayef (consulté le 14/07/2021).
[13] Akkad, D. (2020, 11 mars). EXCLUSIVE: Top Saudi intelligence official « chased » to Canada by MBS. Middle East Eye. https://www.middleeasteye.net/news/exclusive-top-saudi-intelligence-official-fled-canada-crown-prince (consulté le 14/07/2021).
[14] Riyad est prêt à tout pour récupérer Saad Al-Jabri, l’homme qui en savait trop. (2020, 4 juin). Courrier International. https://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/arabie-saoudite-riyad-est-pret-tout-pour-recuperer-saad-al-jabri-lhomme-qui-en (consulté le 14/07/2021).
[15] Akkad, D. (2020, 11 mars). EXCLUSIVE: Top Saudi intelligence official « chased » to Canada by MBS. Middle East Eye. https://www.middleeasteye.net/news/exclusive-top-saudi-intelligence-official-fled-canada-crown-prince (consulté le 14/07/2021).
[16] Ibid.
[17] Kebbi, J. (2020, 6 juin). Quand MBS arrête les enfants d’un ancien responsable pour le faire rentrer au pays. L’Orient-Le-Jour. https://www.lorientlejour.com/article/1220814/quand-mbs-arrete-les-enfants-dun-ancien-responsable-pour-le-faire-rentrer-au-pays.html (consulté le 13/07/2021).
[18] Hearst, D. (2020, août 13). Saad al-Jabri : le Saoudien qui pourrait faire tomber MBS. Middle East Eye. https://www.middleeasteye.net/fr/opinion-fr/saad-jabri-arabie-saoudite-mbs-khashoggi-ben-nayef (consulté le 14/07/2021).
[19] Lester, N. (2020, août 10). Le SCRS et les secrets des « Royals » saoudiens. Le Journal de Montréal. https://www.journaldemontreal.com/2020/08/10/le-scrs-et-les-secrets-des-royals-saoudiens (consulté le 13/07/2021).
[20] Ibid.
[21] Hearst, D. (2020, août 13). Saad al-Jabri : le Saoudien qui pourrait faire tomber MBS. Middle East Eye. https://www.middleeasteye.net/fr/opinion-fr/saad-jabri-arabie-saoudite-mbs-khashoggi-ben-nayef (consulté le 14/07/2021).
[22] Hearst, D. (2020, août 13). Saad al-Jabri : le Saoudien qui pourrait faire tomber MBS. Middle East Eye. https://www.middleeasteye.net/fr/opinion-fr/saad-jabri-arabie-saoudite-mbs-khashoggi-ben-nayef (consulté le 14/07/2021).
[23] Abu Sneineh, M. (2018, 23 octobre). EXCLUSIF : L’escadron de la mort utilisé par ben Salmane pour faire taire la dissidence. Middle East Eye. https://www.middleeasteye.net/fr/reportages/exclusif-lescadron-de-la-mort-utilise-par-ben-salmane-pour-faire-taire-la-dissidence (consulté le 15/07/2021).
[24] Ibid.
[25] Akkad, D. (2020, 11 mars). EXCLUSIVE: Top Saudi intelligence official « chased » to Canada by MBS. Middle East Eye. https://www.middleeasteye.net/news/exclusive-top-saudi-intelligence-official-fled-canada-crown-prince (consulté le 14/07/2021).
[26] Hearst, D. (2020, août 13). Saad al-Jabri : le Saoudien qui pourrait faire tomber MBS. Middle East Eye. https://www.middleeasteye.net/fr/opinion-fr/saad-jabri-arabie-saoudite-mbs-khashoggi-ben-nayef (consulté le 14/07/2021).
[27] Kebbi, J. (2020, 6 juin). Quand MBS arrête les enfants d’un ancien responsable pour le faire rentrer au pays. L’Orient-Le-Jour. https://www.lorientlejour.com/article/1220814/quand-mbs-arrete-les-enfants-dun-ancien-responsable-pour-le-faire-rentrer-au-pays.html (consulté le 13/07/2021).
[28] Ibid.
[29] Riyad est prêt à tout pour récupérer Saad Al-Jabri, l’homme qui en savait trop. (2020, 4 juin). Courrier International. https://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/arabie-saoudite-riyad-est-pret-tout-pour-recuperer-saad-al-jabri-lhomme-qui-en (consulté le 14/07/2021).
[30] Hearst, D. (2020, août 13). Saad al-Jabri : le Saoudien qui pourrait faire tomber MBS. Middle East Eye. https://www.middleeasteye.net/fr/opinion-fr/saad-jabri-arabie-saoudite-mbs-khashoggi-ben-nayef (consulté le 14/07/2021).
[31] Ibid.
[32] Ibid.
[33] Litiges entre MBS et un Saoudien exilé : Washington inquiet pour ses secrets. (2021, 12 juillet). L’Orient-Le-Jour. https://www.lorientlejour.com/article/1268153/litiges-entre-mbs-et-un-saoudien-exile-washington-inquiet-pour-ses-secrets.html (consulté le 13/07/2021).
[34] Saudi state companies sue ex-spy chief in Canada over alleged $3bn fraud. (2021, 30 janvier). The Guardian. https://www.theguardian.com/world/2021/jan/30/saudi-state-companies-sue-ex-spy-chief-in-canada-over-alleged-3bn (consulté le 14/07/2021).
[35] Litiges entre MBS et un Saoudien exilé : Washington inquiet pour ses secrets. (2021, 12 juillet). L’Orient-Le-Jour. https://www.lorientlejour.com/article/1268153/litiges-entre-mbs-et-un-saoudien-exile-washington-inquiet-pour-ses-secrets.html (consulté le 13/07/2021).
[36] Ibid.
[37] Ibid.
[38] Hearst, D. (2020, août 13). Saad al-Jabri : le Saoudien qui pourrait faire tomber MBS. Middle East Eye. https://www.middleeasteye.net/fr/opinion-fr/saad-jabri-arabie-saoudite-mbs-khashoggi-ben-nayef (consulté le 14/07/2021).
[39] Massoud, R. (2020, 7 juin). Héros ou tortionnaire ? Un ex-responsable saoudien au Canada sème la controverse. Radio Canada. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1709794/saad-jabri-jabry-arabie-saoudite-mbs-canada-dissidents-exil-enfants (consulté le 14/07/2021).
[40] Ibid.
[41] Ibid.