Un nouvel accord avec la Tunisie sur les migrations, une dimension « stratégique » ?
Abdelkrim Boukachabia – Doctorant à l’Université de Genève / Chercheur Associé au CERMAM
Présenté comme une réalisation exemplaire d’envergure par certains responsables politiques européens, le nouveau partenariat du 16 juillet 2023 dont les signataires sont le Président tunisien, la Présidente de la Commission européenne, la Présidente du Conseil italien et enfin de Premier ministre néerlandais, soulève bien des interrogations[1]. Alors que le volet migratoire constitue à l’évidence la pierre angulaire de ce nouveau partenariat avec quatre autres piliers, une analyse rétrospective des relations bilatérales entre la Tunisie et l’Union européenne (UE) laisse apparaitre que ledit accord sur les migrations n’est dans le fond qu’une sorte de réédition d’un nouveau mode opératoire conclu par le passé et qui a montré sur le terrain ses limites et ses incohérences.
Des divergences substantielles réaffirmées
En 2014, soit presque dix ans, la Tunisie avait déjà conclu avec l’Union européenne un Partenariat pour la Mobilité[2]. Celui-ci été présenté à l’époque comme un plan d’actions juridiquement non-contraignant qui avait été élaboré par l’UE à destination des pays de la rive sud de la Méditerranée afin d’obtenir leur adhésion dans la gestion de l’immigration irrégulière après les soulèvements arabes. En théorie, ledit Partenariat avait prévu d’amorcer une série de transformations importantes tant du côté des pays de la rive sud que du côté européen sur le domaine des migrations. En contrepartie de l’assouplissement des procédures d’obtention du visa Schengen par l’UE, l’Etat tunisien s’engagerait de son coté à signer avec la Commission européenne l’accord formel sur la réadmission des migrants irréguliers (EURA)[3]. A titre de rappel, la Commission européenne avait obtenu à la suite de l’entrée en vigueur du Traité d’Amsterdam en 1999 un mandat de la part du Conseil européen pour négocier avec les responsables des pays-tiers un accord qui organise le retour forcés des migrants irréguliers, et la Tunisie fait partie des pays ciblés. Toutefois, force est de constater que les discussions n’ont pas débouché sur une acceptation de la partie tunisienne, qui n’a d’ailleurs toujours pas signé cet accord malgré la persistance des négociations durant les deux dernières décennies. La décision unilatérale de la France de réduire drastiquement l’octroi du visa aux ressortissants tunisiens et ceux des autres pays du Maghreb, en raison des difficultés pour renvoyer des migrants irréguliers dans le cadre de l’exercice de ses compétences territoriales, constitue une illustration du désaccord existant. Ainsi, au moment où les quatre dirigeants politiques se sont réunis à Tunis pour se féliciter de la conclusion d’un nouvel accord dit « stratégique » qui englobe le domaine migratoire, il est judicieux d’affirmer qu’aucun des engagements énoncés par les responsables tunisiens et européens en 2014 n’avaient été concrétisés.
A partir de ce constat, il serait dès lors légitime de s’interroger quant à l’utilité de rajouter un nouvel accord alors même que les engagements précédents n’ont pas été respectés par les deux parties. De surcroit, les attentes et les enjeux n’ont pas grandement changé entre 2014 et aujourd’hui ; s’agissant notamment de la question de la réadmission des nationaux et des non-nationaux et de la facilitation de l’obtention du visa Schengen. Pour illustrer cet état de fait, il suffit, à titre d’exemple, de se référer aux déclarations faites par un haut fonctionnaire de l’UE qui affirme sous le sceau de l’anonymat que l’Union et ses pays membres envisagent 700 postes pour les migrants tunisiens hautement qualifiés[4]. A l’évidence, une telle préférence ne répond pas avec les attentes des responsables tunisiens qui eux misent plutôt sur une émigration vers l’Europe de personnes peu qualifiées qui transfèrent l’épargne et réduisent le tôt de chômage dans le pays d’origine[5]. Le décalage en termes d’attentes concerne aussi la durée du visa Schengen. En effet, au moment où l’UE est compétente pour les visas de courte durée, l’Etat tunisien sollicite les responsables européens pour bénéficier d’un titre de séjour de longue durée pour ses ressortissants[6]. Au demeurant, le visa de longue durée relève quant à lui de la compétence directe des Etats membres de l’UE[7].
De fait, les tensions générées par la problématique de la réadmission des migrants irréguliers entre les responsables européens et nord-africains en général obéissent à des facteurs juridiques, indépendamment de la contingence du contexte politique qui reste fortement déterminante[8]. Ceci est le cas concernant l’identification de la nationalité des migrants irréguliers et des autorités compétentes qui sont habilitées pour émettre les laissez-passer, soit deux points importants dans le processus de renvoi[9].A ce titre, il convient de souligner qu’il existe une controverse entre les juristes concernant le statut du retour involontaire des migrants sans papiers dans le droit international. En effet, alors que certains soutiennent qu’il s’agit d’une ancienne pratique coutumière entre les Etats, d’autres estiment que le droit international est explicite seulement en ce qui concerne le retour volontaire, mais n’oblige pas les pays requis à accepter le retour forcé de leurs ressortissants[10].
Au final, les éléments mentionnés démontrent que les désaccords sous-jacents à la non-mise en application des engagements énoncés déjà en 2014 persistent jusqu’à aujourd’hui et il est pour le moins raisonnable de se demander dans quelle mesure ce nouvel accord pourrait produire le changement « stratégique » tant attendu dans les deux rives de la Méditerranée.
Une dimension formelle novatrice et symptomatique
Si le traitement des questions migratoires dans ce nouvel accord n’apporte pas de grandes nouveautés par rapport à celui de 2014, il y’a lieu de relever en revanche que la forme a quant à elle connu une évolution qui mérité d’être soulignée. Alors que le Partenariat pour la Mobilité semble être un prototype que l’UE avait proposé aux pays-tiers, le nouvel accord semble être adapté au contexte national tunisien qui reste marqué par une crise financière qui ne cesse de perdurer et s’accentuer dans le temps. C’est dans ce dernier élément que réside vraisemblablement la nouveauté de cet accord. Ainsi, nous pouvons supposer que l’acceptation par l’Etat tunisien de signer ledit accord est assujettie à l’investissement de l’UE dans la résolution de sa crise financière, surtout que les négociations entre les responsables tunisiens avec le Fonds monétaire internationale (FMI) sont en suspens en raison des désaccords importants sur les mesures à adopter[11]. Autrement dit, sans la promesse d’un soutien financier au nom d’une meilleure gestion des frontières et de la lutte contre l’immigration irrégulière, et sans une possibilité de médiation avec le FMI de la part de l’UE, l’Etat tunisien n’aurait pas accepté de signer cet accord, faute d’incitations importantes. Les responsables européens sont conscients de cet état de fait, d’où alors la combinaison entre l’aide financière avec une plus grande implication des responsables tunisiens dans la lutte tous azimut contre l’émigration irrégulière vers le nord. Sans un tel compromis, la Tunisie n’aurait vu aucun intérêt à adhérer à un nouveau partenariat dans un contexte régional déjà marqué par une externalisation accrue de la politique migratoire de l’UE envers les pays du sud.
Il est à souligner enfin que la présence de la Présidente du Conseil des ministres italien, et du Premier ministre néerlandais, à coté de la Présidente de la Commission, pendant que le Haut-Représentant de l’UE est absent de la cérémonie, montre que ce nouvel accord a comme autre spécificité d’être à la fois multilatéral et bilatéral. Ce qui a pour effet de rendre encore plus complexe la compréhension de la construction de la politique migratoire au sein de l’UE et l’identification des personnes responsables de sa mise en œuvre à l’externe[12]. Or, ce dernier point est crucial en termes de transparence pour déterminer les responsabilités des acteurs devant les juridictions nationales ou européennes en cas de violations des droits humains.
Si cette convergence d’intérêts pourrait être perçue comme étant réaliste du point de vue strictement politique, en revanche elle peut être assimilée du côté juridique a une conditionnalité attentatoire aux droits fondamentaux des migrants et aux droits humains en général. A fortiori, la Tunisie ne dispose pas encore d’une législation sur l’asile qui puisse assurer une protection juridique adéquate aux réfugiés, en dépit des promesses répétitives quant à l’adoption d’une législation nationale qui soit conforme à l’article 32 de la Constitution[13]. Au demeurant, cet accord vise in fine à aider les autorités tunisiennes à renforcer leur capacité de contrôle des frontières maritimes et terrestres dans l’optique non pas d’assurer aux migrants leurs droits mais de perpétuer leur éloignement, leur détention et par extension leur refoulement.
Au final, le volet migratoire du nouvel accord, et qui constitue aux yeux des responsables européens sa véritable pièce maitresse, est semblable au village Potemkine. En apparence, les déclarations des parties signataires de cet accord laissent accroire qu’il s’agit-là d’une solution novatrice et idoine au traitement des problématiques migratoires, sauf que les enseignements du passé démontrent le contraire. L’acceptation de cet accord par les responsables tunisiens est explicitement et publiquement corrélée avec la question de l’assistance financière que l’UE semble à priori en mesure d’apporter à Tunis. Au vu du contexte dans lequel est intervenu cet accord, il est à craindre que le sort des migrants et de leurs droits fondamentaux soient tributaires d’autres réalisations hypothétiques et continuent ainsi de reposer sur une gestion peu efficiente dans l’espace euro-méditerranéen. Dans ce cas de figure, le terme de « stratégique » prend ici un tout autre sens ; à savoir celui de condamner les migrants à demeurer dans le long terme dans une situation incertaine et précaire plutôt que d’apporter des solutions justes et durables conformes au droit international et aux droits humains qui ont en principe une portée universelle[14].
[1] Le Temps avec l’AFP, Le Temps avec l’ATS, « La Tunisie et l’Union européenne signent un partenariat stratégique », publié le 17 juillet 2023 à 02:09, https://www.letemps.ch/monde/la-tunisie-et-l-union-europeenne-signent-un-partenariat-strategique
[2] LIMAM Mohamed, « Les politiques migratoires de l’’UE et de la Tunisie : regards croisés au prisme des droits des migrants » Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, 30/07/2019, https://ftdes.net/les-politiques-migratoires-de-lue-et-de-la-tunisie-regards-croises-au-prisme-des-droits-des-migrants/
[3] LIMAM Mohamed, « Les politiques migratoires de l’’UE et de la Tunisie : regards croisés au prisme des droits des migrants ».
[4] LIBOREIRO Jorge et GENOVESE Vincenzo « Que contient exactement l’accord controversé entre l’UE et la Tunisie ? », mis à jour : 18/07/2023, Euronews, https://fr.euronews.com/my-europe/2023/07/18/que-contient-exactement-laccord-controverse-entre-lue-et-la-tunisie
[5] LIMAM Mohamed, « Les politiques migratoires de l’’UE et de la Tunisie : regards croisés au prisme des droits des migrants » Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, 30/07/2019, https://ftdes.net/les-politiques-migratoires-de-lue-et-de-la-tunisie-regards-croises-au-prisme-des-droits-des-migrants/
[6] LIMAM Mohamed, « Les politiques migratoires de l’’UE et de la Tunisie : regards croisés au prisme des droits des migrants ».
[7] Ibid.
[8] CASSARINO Jean-Pierre, “Cooperation on Readmission in the Euro-Mediterranean Area and Beyond: Lessons Learned and Unlearned”, Joint Policy Study, May 2023, https://www.euromesco.net/publication/cooperation-on-readmission-in-the-euro-mediterranean-area-and-beyond-lessons-learned-and-unlearned/
[9] CARRERA Sergio “Implementation of EU Readmission Agreements: Identity Determination Dilemmas and the Blurring of Rights”, CEPS research published externally No. of pp: 93 pphttps://link.springer.com/book/10.1007/978-3-319-42505-4#about
[10] BASILIEN-GAINCHE Marie-Laure, “L’emprise de la soft law en droit des migrations en Europe”, à paraître dans l’ouvrage dirigé par Myriam Benlolo-Carabot, L’Europe et les migrations. Octobre 2018, https://www.researchgate.net/publication/328306861_L’emprise_de_la_soft_law_en_droit_des_migrations_en_Europe_a_paraitre_dans_l’ouvrage_dirige_par_Myriam_Benlolo-Carabot_L’Europe_et_les_migrations
[11] NAFTI Hatem, « Pour garder ses frontières, l’Europe se précipite au chevet de la Tunisie », Orient XXI, 26 Juin 2023, https://orientxxi.info/magazine/pour-garder-ses-frontieres-l-europe-se-precipite-au-chevet-de-la-tunisie,6585
[12] CARRERA Sergio, « La politique migratoire de l’UE après le Printemps arabe : les pièges de la diplomatie Affaires intérieures », PARKIN Joanna, CARRERA Sergio, DEN HERTOG Leonhard, Institut Jacques Delors, 24/02/2013, https://institutdelors.eu/publications/la-politique-migratoire-de-lue-apres-le-printemps-arabe-les-pieges-de-la-diplomatie-affaires-interieures/
[13] LIMAM Mohamed, « Les Partenariats pour la Mobilité de l’Union européenne avec le Sud » Konrad Adenauer Stiftung, med dialogues series, N. 28, septembre 2020, https://www.kas.de/documents/282499/282548/Partenariats+Mobilit%C3%A9+UE+-+Mohamed+Limam.pdf/677e2c95-7b24-e505-fd89-8c0c7f671bba?t=1600701923429 et « Décret Présidentiel n° 2022-691 du 17 août 2022, portant promulgation de la Constitution de la République tunisienne », DCAF, https://s3-eu-west-1.amazonaws.com/public.ldit.dcaf/public/Constitution%20de%20la%20R%C3%A9publique%20Tunisienne%20du%2025%20juillet%202022.pdf
[14] Idée inspirée de l’article : BASILIEN-GAINCHE Marie-Laure, “L’emprise de la soft law en droit des migrations en Europe”, à paraître dans l’ouvrage dirigé par Myriam Benlolo-Carabot, L’Europe et les migrations. Octobre 2018, https://www.researchgate.net/publication/328306861_L’emprise_de_la_soft_law_en_droit_des_migrations_en_Europe_a_paraitre_dans_l’ouvrage_dirige_par_Myriam_Benlolo-Carabot_L’Europe_et_les_migrations