ANALYSE

Yémen : géopolitique d’un conflit dans l’oubli

Six ans après le début du conflit, le Yémen semble être dans une situation inextricable, et une possible résolution du conflit n’est pas d’actualité. Malgré le départ du président Saleh en février 2012 dans le cadre du Printemps Arabe, le pays ne parvient pas à retrouver une stabilité. Le Yémen est ainsi fractionné entre les loyalistes du gouvernement, la rébellion houthiste au Nord, les velléités indépendantistes au sud, et les conflits récurrents liés à des groupes se revendiquant d’Al-Qaïda. La coalition menée depuis 2015 par l’Arabie Saoudite semble être dans l’impasse, malgré des moyens importants mis en œuvre pour restaurer le gouvernement et contrer les houthis. Pris en otage dans des conflits sans fin, la population yéménite est particulièrement impactée par une situation devenue ainsi la plus grande crise humanitaire au monde.

La dynamique du conflit yéménite

Comme le rappelle Franck Mermier, dans le cadre d’une offensive de grande envergure des houthis sur la ville de Marib, l’Arabie Saoudite a proposé lundi 22 mars 2021 un cessez-le-feu. L’affrontement entre les houthis et les loyalistes pour la possession de la ville de Marib est particulièrement important. En effet, pour certains pro-gouvernementaux il s’agit même d’une bataille existentielle, car la région est riche en ressources pétrolières et constitue un bastion important pour le gouvernement Hadi.

La guerre au Yémen est une guerre hybride, car elle est à la fois interne et régionale. Ainsi, l’Iran grâce au conflit yéménite a étendu sa sphère d’influence en s’alliant avec les houthis sans recourir à une intervention militaire directe et donc pour un coût mineur. En août 2019, le guide suprême iranien Ali Khamenei avait rencontré le porte-parole des houthis. Durant le blocus mis en place par l’Arabie Saoudite, il a également envoyé un ambassadeur à Sanaa. L’ambassadeur iranien a notamment rencontré le représentant du CICR. En officialisant son soutien aux houthis, l’Iran se rend ainsi incontournable dans les négociations du conflit yéménite, mais également concernant le dossier nucléaire. Au contraire, l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis ont été profondément entachés par cette guerre, notamment sur le plan médiatique. En effet, le Yémen sombre dans une grave crise humanitaire et leur intervention visant à restaurer le pouvoir du président Hadi et à dissoudre la milice houthis est un échec.

Le début de la guerre au Yémen est débattu par les parties prenantes au conflit. En effet, selon les houthis la guerre a commencé le 26 mars 2015 lors de l’intervention de la coalition menée par l’Arabie Saoudite. Ainsi, selon eux, cette guerre est avant tout une guerre d’agression de l’Arabie Saoudite sur le Yémen. Alors que pour le président Hadi et ses alliés, la guerre a commencé lors de la prise de Sanaa par les houthis le 21 septembre 2014.

A l’étranger, le soutien à la coalition menée par l’Arabie Saoudite est de plus en plus contesté. Ainsi, l’arrivée de Joe Biden au pouvoir a changé la donne. En effet, le président a mis en place le gel provisoire de vente d’armes aux saoudiens et a annoncé la fin du soutien militaire et la nomination d’un envoyé spécial pour le Yémen. La guerre au Yémen serait ainsi, selon Franck Mermier, l’occasion pour les américains de reconsidérer les relations avec l’Arabie Saoudite. La proposition d’un cessez-le-feu est donc un moyen pour l’Arabie Saoudite de faire preuve de bonne volonté. Paradoxalement, en intervenant dans le conflit, l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis ont affaibli le camp du président Hadi. Cela s’exprime notamment par le jeu trouble des Émirats Arabes Unis qui soutiennent des milices salafistes dans la région de Taez contre le parti al-Islah ainsi que le conseil de transition sudiste, autrement dit les séparatistes du Sud du Yémen. Cette fragmentation du pouvoir du gouvernement yéménite a permis aux houthis de contrôler 70% de la population du Yémen, majoritairement présente au Nord du pays. Malgré un fort recul militaire, l’Arabie Saoudite est présente à l’Est du pays, tandis que les Émirats Arabes Unis ont presque annexé l’île de Socotra.

Le Yémen au carrefour d’espaces migratoires

Le Yémen est un pays au carrefour de plusieurs espaces migratoires. En effet, comme l’explique Hélène Thiollet, il relie la péninsule arabique à la Corne de l’Afrique et à l’Afrique de l’Est. Au cours de l’histoire, de nombreuses migrations ont eu lieu entre la Corne de l’Afrique et l’Afrique de l’Est avec le Yémen, et cela dans les deux sens. Le Yémen a également été le pays d’accueil ou de transit de plusieurs pays touchés par des crises comme l’Éthiopie et l’Érythrée, et plus récemment la Somalie. Le Yémen est un pays de transit, notamment en termes de migration économique, car il permet de rejoindre les monarchies du Golfe et plus particulièrement l’Arabie Saoudite. Les migrations sont amplifiées par des crises climatiques et environnementales comme les inondations et les sécheresses. Il faut également préciser que de nombreux yéménites ont immigrés en Arabie Saoudite, constituant ainsi la plus grande communauté de migrants dans le pays. Cependant, avec la seconde guerre du Golfe et les opérations américaines dans la péninsule arabique, les yéménites vont être expulsés en masse du pays. L’escalade du conflit depuis 2015 a plongé le Yémen dans une crise humanitaire sans précédent : 81% de la population du Yémen est ainsi en situation de détresse humanitaire avec 20 millions de personnes nécessitant l’aide alimentaire et entre 3 et 4 millions de personnes qui ont été déplacées à l’intérieur du pays du fait des conflits et d’inondations saisonnières.

Paradoxalement, malgré l’ampleur de la crise, très peu de yéménites vont chercher l’asile à l’étranger. Cette situation ne résulte pas d’un manque de volonté à l’exil mais est bien le fruit d’une politique d’endiguement menée par les voisins immédiats du Yémen. D’autant que les immigrés yéménites en Arabie Saoudite ont servi de bouc-émissaires. Les phénomènes d’expulsions massives ont ainsi fortement impacté la capacité de la diaspora yéménite d’envoyer de l’argent au Yémen pour compenser la situation économique et humanitaire au sein du pays. Le Yémen est ainsi devenu une sorte de prison à ciel ouvert pour la population yéménite, fortement atteinte par les conflits, mais également par les épidémies de choléra et plus récemment de Covid-19.

La problématique du commerce d’arme au Yémen

Comme le souligne Hans Lammerant, l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabe Unis consacrent un budget très important aux dépenses militaires. Ainsi, si les deux pays avec le budget le plus important concernant les dépenses militaires restent les États-Unis et la Chine, la Russie se trouve à la 4ème place suivit de près par l’Arabie Saoudite. En effet, ces deux pays ont un budget sensiblement comparable en termes de dépenses militaires. Cependant, il y a une différence importante entre ces deux pays, car si la Russie obtient majoritairement ses armements de la production de sa propre industrie, l’Arabie Saoudite est quant à elle particulièrement dépendante de l’Étranger. Or le commerce d’armes n’est pas simplement un marché, mais est également lié aux relations politiques. Or, l’Arabie Saoudite a besoin de ces contrats afin de continuer son implication au Yémen. Les Émirats Arabes Unis ont quant à eux, essayé de développer une industrie militaire afin de devenir un exportateur d’armes important au niveau mondial.

La coalition menée par l’Arabie Saoudite au Yémen a largement employé des moyens aériens pour parvenir à ses fins. Pour cela, elle a bénéficié du soutien des États-Unis et de l’Angleterre notamment pour la formation de ses pilotes, et en utilisant des avions venus des États-Unis ou de l’Europe. Sur le plan maritime, l’Arabie Saoudite bénéficie également d’équipements européens et américains. Ainsi, ces États autorisent quelque part, selon Hans Lemmerant, l’Arabie Saoudite à poursuivre ses activités au Yémen en lui vendant le matériel militaire nécessaire. Au Yémen, les armes issues de l’armée yéménite sont majoritairement de conception russe. Cependant, les alliés des pays du Golfe sont fournis en armes modernes par l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis. De leur côté, les houthis bénéficient notamment du soutien de l’Iran par l’intermédiaire de livraison de missiles et d’armes anti-tanks. Il y a également une importante contrebande d’armes légères en provenance d’Afrique de l’Est. Face à l’ampleur de la crise humanitaire certains États prennent des sanctions comme l’Allemagne et les Pays-Bas. D’autres cependant, continuent la vente d’armes comme la France et l’Angleterre. Ainsi, une résolution de la crise yéménite demeure incertaine.

Participants :

Franck Mermier

Directeur du Centre français d’études yéménites (Sanaa) de 1991 à 1997, puis directeur scientifique des études contemporaines à l’Institut Français du Proche-Orient (Beyrouth) (2005-2009), il est directeur de recherche au CNRS (IRIS) et actuellement en mobilité à l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul.

Hélène Thiollet

Hélène Thiollet est chargée de recherche au CNRS basée au CERI Sciences Po. Ses recherches portent sur les politiques migratoires dans les pays du Sud, elle s’intéresse particulièrement au Moyen-Orient et à l’Afrique sub-saharienne. Elle enseigne les relations internationales, la politiques comparée et l’étude des migrations internationales à Sciences Po et à l’EHESS.

Hans Lammerant

Hans Lammerant est spécialiste du commerce des armes au sein de l’ONG belge Vredesactie (Action pour la Paix).

Modérateur :

Hassan Bousetta

Ancien sénateur, Hassan Bousetta est chercheur au FRS-FNRS et membre du Centre d’Etudes de l’Ethnicité et des Migrations à la Faculté des Sciences Sociales de l’Université de Liège. Il enseigne les migrations, les dynamiques interculturelles ainsi que la géopolitique de la Méditerranée occidentale.

Compte-rendu du webinaire Yémen : géopolitique d’un conflit dans l’oubli.

Marie de La Roche Saint-André, Assistante de recherche

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