POINT DE VUE

Les Tunisiens veulent tourner la page de Ben Ali

ENTRETIEN EXPRESS : Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen à Genève, répond aux questions de « L’Orient-Le Jour ».

L’ancien président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali est décédé hier à l’âge de 83 ans. Le despote déchu s’était exilé en Arabie saoudite en 2011, où il était hospitalisé depuis la mi-septembre. Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen à Genève, répond aux questions de L’Orient-Le Jour.

Quel bilan peut-on dresser des années Ben Ali ?À ses débuts, il s’agissait surtout de reprendre le pays en main, après les années de gouvernance de l’ex-président Bourguiba – le père de la nation –, tiraillé entre les rivalités du sérail et la maladie qui l’a emporté. Ben Ali a été alors perçu comme le sauveur de la République, dans ce qu’on a appelé un « coup d’État médical ». Il a annoncé des réformes et durant deux ans, les Tunisiens ont eu de l’espoir. Il avait cette image d’un président jeune qui restaure l’ordre et donne des signes d’une idéologie d’ouverture. Malheureusement, cet espoir a été de courte durée. Une fois installé au pouvoir, Ben Ali a commencé à verrouiller le système politique, juridique, institutionnel et médiatique. Il est intéressant de remarquer que tout au long de son exercice du pouvoir, en tant que ministre de l’Intérieur, Premier ministre ou président de la République, Ben Ali a toujours montré deux faces. Celle réservée à l’Occident, très acceptable et même très appréciée : un président qui tient la maison, synonyme de stabilité et de sécurité. C’était ce côté du personnage qui avait réussi à vaincre la mouvance islamiste. Quant à l’autre facette de sa personnalité, il s’agit d’autoritarisme mêlé à tous les manquements sur les plans économique et social qui ont occasionné sa perte.

Dans la mémoire des Tunisiens, que restera-t-il de Ben Ali ?

Il est illusoire de croire qu’il y a un avis partagé par tous les Tunisiens. C’est un peuple traversé par plusieurs courants, et donc il existe plusieurs conceptions de Ben Ali à l’exil, malade et mort. Certains ont une nostalgie non pas du personnage mais plutôt de l’ordre qu’il faisait régner, allant jusqu’à oublier les méthodes coercitives dont il a usé pour y parvenir. D’autres gardent en mémoire les années de plomb : la torture, le pillage, l’enrichissement illicite de la famille Ben Ali, et surtout les inégalités entre les différentes régions du pays. Le bilan est contrasté, l’image l’est tout autant. De manière générale, on peut toutefois dire que les Tunisiens veulent tourner la page.

La mort de Ben Ali intervient dans le contexte de l’élection présentielle tunisienne. Pensez-vous que cela aura de l’influence sur le second tour ?

Il y a tout d’abord un sentiment d’impuissance, et un goût amer qui s’empare des Tunisiens à l’évocation de ce décès. Si Ben Ali était le premier autocrate emporté par la vague révolutionnaire, il a tout de même échappé à la justice de son pays. Il incarne l’impunité. Ce procès qui n’a jamais eu lieu reste un point noir dans le processus de transition. Si aujourd’hui ce sont Kaïs Saïed et Nabil Karoui, deux candidats indépendants, qui se disputent le palais de Carthage, c’est en partie à cause du legs de Ben Ali. L’homme est parti, mais les pratiques sont restées : la corruption, le népotisme, l’autoritarisme… L’échec de la classe politique traditionnelle, du pouvoir comme de l’opposition, fait donc aussi partie de l’héritage de l’autoritarisme de Ben Ali. Cela va-t-il influencer le scrutin? Évidemment, les Tunisiens vont être très regardants sur la gestion et la gouvernance. Nabil Karoui, par les déboires judiciaires dont il fait l’objet, a donc beaucoup moins de chances de capitaliser sur la chute de Ben Ali que Kaïs Saïed. Ce dernier, en évoquant l’impunité dont a bénéficié l’ex-président et despote, insistera sur l’importance de la poursuite des objectifs de la révolution.

Propos recueillis par Charles TORRON | OLJ 20/09/2019

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