Tripoli, nouveau centre de contestation au Liban
Dans un Liban en proie à la plus grande crise économique et financière de son histoire, la ville de Tripoli, deuxième ville du pays, est marquée depuis un peu plus d’une semaine par de fortes manifestations en réaction notamment aux nouvelles mesures sanitaires, mais également plus largement à la crise économique et aux acteurs de la classe politique accusés de corruption.
Un pays en crise
Depuis plus d’un an le Liban fait face à une crise économique sans précédent, marquée par une forte dépréciation de la Livre Libanaise (1$=9000 LL pour 1$=1500LL avant la crise), doublée d’une hyperinflation des prix et des licenciements massifs. Selon la Commission Économique et Sociale des Nations Unies pour l’Asie Occidentale (CESAO), plus de la moitié de la population libanaise se trouve actuellement sous le seuil de pauvreté[1]. La crise est avant tout une crise financière, dû à la fin des investissements étrangers au Liban. Face à la fuite des capitaux, les banques libanaises ont alors limité les transferts et les retraits d’argent, privant ainsi de nombreux épargnants de leurs ressources. Parallèlement, le manque de dollars et la dépréciation de la Livre Libanaise a entrainé une forte inflation des prix et de nombreux licenciements par les entreprises. De nombreux salaires ont aussi été réduits de moitié.
Le pays du Cèdre est également en proie à une crise politique, marquée par de nombreuses manifestations depuis le 17 octobre 2019, suite à l’annonce de l’instauration d’une taxe sur les messageries instantanées comme Whatsapp. Le mouvement s’intensifie dans les jours suivants et de nouvelles revendications se font entendre. Les manifestants appellent notamment au départ de la classe politique et à la fin du système confessionnel. Le Premier Ministre Saad Hariri propose dans un premier temps une série de mesures visant à réformer le pays, mais elles sont jugées insuffisantes et il démissionne le 29 octobre. Cette démission entraine le pays dans une instabilité gouvernementale ne permettant pas la mise en place de nouvelles réformes. De plus, les acteurs de la classe politique restent majoritairement sourds aux revendications des manifestants.
Le mouvement fait écho à d’autres mouvements de contestation dans le monde arabe comme le Hirak en Algérie commencé en février 2019 contre l’annonce de la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat, et la révolution soudanaise qui a permis la destitution d’Omar el-Béchir en avril 2019. Mais également, aux manifestations anti-gouvernementales en Égypte débutées fin septembre 2019 et en Irak depuis le 1er octobre de la même année. Ces mouvements aux revendications similaires peuvent être considérés comme la deuxième vague du Printemps Arabe dans la région.
La crise politique a été amplifiée par l’explosion du 4 août 2020 qui a accru la colère des libanais. Suite à la démission du gouvernement d’Hassan Diab, 6 jours après l’explosion du 4 août, le pays est toujours sans gouvernement, malgré la nomination de Saad Hariri au poste de Premier Ministre le 22 octobre 2020. En outre, face à l’augmentation des cas de coronavirus, le gouvernement libanais a mis en place depuis le 14 janvier un confinement total du pays, entrainant la fermeture de la plupart des commerces et une interdiction totale de circuler (et ce jusqu’au 8 février).
Tripoli, une ville délaissée
Ancienne cité prospère, la ville de Tripoli a été peu à peu délaissée notamment sous le mandat français, puis depuis la guerre civile avec la fermeture de sa zone industrielle en 1973, et les affrontements réguliers entre les quartiers de Bab el-Tabbaneh (sunnite) et Jabal Mohsen (alaouite) depuis les années 1980. Bien qu’elle soit l’une des villes les plus pauvres du pays, avec entre 75 et 85% de ses habitants sous le seuil de pauvreté[2], elle compte paradoxalement parmi les plus grandes fortunes du Liban. Cependant, elle sera avec Beyrouth l’un des pôles majeurs du mouvement de contestation du 17 octobre, marquant ainsi une rupture avec l’élite politique de la ville (sunnite).
Dans ce contexte difficile, accru par les nouvelles mesures sanitaires, Tripoli est le théâtre de nombreuses manifestations depuis le 25 janvier, marquées par des affrontements avec la police et l’armée libanaise. On comptabilise ainsi plus de 400 blessés[3] ainsi que la mort d’un manifestant le 27 janvier, atteint par un tir de l’armée libanaise. Le lendemain, le siège du conseil municipal de Tripoli ainsi que le tribunal religieux sont incendiés durant les manifestations, alors que l’armée et la police empêchent des tentatives similaires contre le sérail et d’autres institutions de Tripoli.
Les leaders sunnites face à la contestation
Face à l’importance des manifestations et des dégradations, l’élite politique peine à reprendre le contrôle et à apporter des réponses aux revendications. En outre, dans un pays où les manipulations politiques sont courantes et les mouvements populaires souvent suspectés, de nombreuses accusations d’instrumentalisation des manifestations sont émises, principalement par la classe politique sunnite. En cause notamment le Hezbollah accusé de vouloir « faire plier les sunnites », selon l’ancien ministre de la Justice Achraf Rifi[4]. Le premier ministre Saad Hariri évoque quant à lui « un crime organisé dont sont responsables tous ceux qui ont conspiré pour secouer la stabilité de la ville, et brûler ses institutions et sa municipalité »[5]. Bien qu’il ne cite aucun nom, il considère cependant que les responsables « n’appartiennent pas à Tripoli[6] » et a accusé l’armée d’inaction face aux dégradations. De même, selon l’ancien Premier Ministre, Najib Mikati, originaire de Tripoli, « il est clair que certaines parties incitent les gens à descendre dans la rue pour en profiter politiquement »[7]. De plus, il estime également que « si l’armée ne parvient pas à nous protéger, nous serons contraints d’assurer notre propre sécurité »[8]. Enfin, le cheikh Abdellatif Deriane, mufti de la République, a appelé à la formation rapide d’un gouvernement, estimant lui aussi que les responsables « veulent secouer la sécurité, profitant des besoins des gens et de leur chômage »[9]. Au contraire, au sein des manifestants certains considèrent, comme l’avocat Khaled Merhebi, que les dégradations sont issues d’une manipulation de la part de la classe politique ou des services de renseignement afin de discréditer le mouvement.
Ainsi, la ville de Tripoli semble reprendre le leadership du mouvement de contestation amorcé le 17 octobre, attirant des manifestants de tout le pays.
Marie de La Roche Saint-André, Assistante de recherche
[1] Liban : plus de la moitié de la population « prise au piège de la pauvreté ». Le Figaro (en ligne), (19/08/2020) :
https://www.lefigaro.fr/flash-actu/liban-plus-de-la-moitie-de-la-population-prise-au-piege-de-la-pauvrete-20200819 (consulté le 2 février 2021).
[2] Adib Nehmé, consultant en développement et expert en lutte contre la pauvreté, dans El-Hage, A-M. Tripoli une ville, livrée à la pauvreté, l’Orient-le jour (en ligne), (02/02/2021) : https://www.lorientlejour.com/article/1250374/tripoli-une-ville-livree-a-la-pauvrete.html (consulté le 2 février 2021).
[3] Poyet, S. Liban : Tripoli, épicentre des manifestations anticonfinement. Le Figaro (en ligne), (29/01/2021) : https://www.lefigaro.fr/international/liban-tripoli-epicentre-des-manifestations-anticonfinement-20210129 (consulté le 2 février 2021).
[4]Rabih, M. Le leadership sunnite face à la colère de Tripoli. L’Orient-Le Jour (en ligne), (01/02/2021) : https://www.lorientlejour.com/article/1250225/le-leadership-sunnite-face-a-la-colere-de-tripoli.html (consulté le 02/02/2021).
[5]Abi Akl, Y. Les ténors sunnites mettent en garde contre l’exploitation politique de la révolte à Tripoli. L’Orient-Le Jour (en ligne), (30/01/2021) :
https://www.lorientlejour.com/article/1250079/les-tenors-sunnites-mettent-en-garde-contre-lexploitation-politique-de-la-revolte.html (consulté le 02/02/2021).
[6] Ibid.
[7] Rabih, M. Le leadership sunnite face à la colère de Tripoli. L’Orient-Le Jour (en ligne), (01/02/2021) : https://www.lorientlejour.com/article/1250225/le-leadership-sunnite-face-a-la-colere-de-tripoli.html (consulté le 02/02/2021).
[8] Ibid.
[9] Abi Akl, Y. Les ténors sunnites mettent en garde contre l’exploitation politique de la révolte à Tripoli. L’Orient-Le Jour (en ligne), (30/01/2021) :
https://www.lorientlejour.com/article/1250079/les-tenors-sunnites-mettent-en-garde-contre-lexploitation-politique-de-la-revolte.html (consulté le 02/02/2021).